dimanche 28 février 2016

L’utilisation du flash-back au cinéma

Le recours au flash-back est presque aussi vieux que le cinéma. Le premier à l’avoir imposé est Marcel Carné dans Le Jour se lève (1939). Les rapports entre le passé et le présent (mais aussi le futur avec le flash-forward) sont au cœur de bien des films. Sans entrer dans une description trop technique, il faut savoir que les théoriciens de l’image ont répertorié de nombreux types de flash-back (pour ceux que cela intéresse, je renvoie à l’excellent livre de Yannick Mouren, Le Flash-back : analyse et histoire aux Éditions Armand Colin/2005). Voici trois exemples de flash-back (la liste n’est donc pas exhaustive) qui montrent que cette figure de style qui est censée relancer l’action et préciser la psychologie des personnages, n’a cessé d’évoluer.

1er exemple classique/le flash-back mental avec zoom avant sur le personnage et fondu enchaîné dans Le Jour se lève de Marcel Carné/1939. François (Jean Gabin) revoit les événements de sa vie qui l’ont amené à commettre l’irréparable. Le spectateur entre dans son intimité, dans sa mémoire. La superposition des deux plans et l’ellipse temporelle permet au récit filmique d’ouvrir de nouvelles perspectives.






2e exemple encore plus classique/le flash-back toujours mental, en fondu enchaîné seulement, dans Assurance sur la mort (Double Indemnity de Billy Wilder,1944). Walter Neff (Fred MacMurray) enregistre une confession sur les événements qui l’ont amené à être blessé à mort. Le fondu enchaîné passe d’un bureau, la nuit, à une route de Glendale, une ville du comté de Los Angeles, sous le soleil californien. La voix-off du narrateur omniscient accompagne ce déplacement temporel de la structure dramatique du récit fait à la première personne. Le film noir est bourré jusqu’à la gueule de ce type de procédé (Sunset Boulevard, The Killers …...). Classique et efficace.
3e exemple absolument génial/le flash-back dans la continuité narrative dans Lone Star de John Sayles,1996. Voici véritablement une innovation de taille dans un film totalement et intégralement sublime. Hollis (Clifton James), un shériff à la retraite raconte des événements passés autour d’un plat de tortillas. La séquence commence avec un travelling avant en plongée sur Hollis, ses mains disparaissent et la caméra cadre le plat de tortillas; une autre main entre dans le champ, soulève des tortillas et s’empare d’une liasse de dollars. La caméra poursuit son mouvement pour présenter  le shériff corrompu, Charlie Wade (Kris Kristofferson), sauf que sans coup férir et dans la plus parfaite continuité, l’action s’est transposée de 1996 à 1958. Le procédé sera repris plusieurs fois dans le film. Magistral.










samedi 27 février 2016

Souviens-toi (Remember d’Atom Egoyan, 2015)


Voici un film intégralement mortifère. Atom Egoyan met en scène Zev (Christopher Plummer), un survivant de la Shoah, âgé désormais de 90 ans, cerné par une démence  sénile de plus en plus envahissante. Celui-ci est persuadé d’avoir retrouvé la trace du tortionnaire qui a massacré autrefois toute sa famille dans le camp d’extermination d’Auschwitz. Il n’aura désormais d’autre but que de tuer ce nazi pour venger ses parents et réaliser cette catharsis qui lui permettra d’affronter la mort en toute sérénité. C’est Max (Martin Landau) un autre survivant de l’Holocauste, désormais paralysé sur un fauteuil roulant qui palliera les pertes de mémoire de Zev en lui donnant toutes les indications nécessaires pour retrouver l’ancien SS, Rudy Kurlander, patronyme porté par 4 personnes aux États-Unis et au Canada (l’un des 4 est interprété par Bruno Ganz). Impossible ici de raconter la fin du film qui viendrait gâcher une première vision. Le réalisateur canadien nous livre un véritable thriller dans lequel les personnages évoluent à la périphérie de la maladie et de la mort. Ils ont connu l’innommable  et apparaissent tous épuisés par l’âge et le temps. Christopher Plummer donne une grande densité à son personnage (qui a le même âge que lui) très fragile mentalement. Ses pas sont  lents, traînants, le dos est vouté, les absences de mémoire fragilisent son expression, mais la détermination de sa quête reste inébranlable en dépit des difficultés rencontrées (la séquence de la rencontre avec un shériff antisémite et nostalgique de l’hitlérisme est un moment très fort). Son enquête l’amène à travers une bonne partie des États-Unis (et une incursion au Canada donc); Cleveland en Ohio, Reno au Nevada et Tahoe en Californie. Atom Egoyan mêle une fois de plus les thèmes qui lui sont chers; les souvenirs traumatiques (Ararat et le génocide arménien, 2002), la question de l’identité (Calendar, 1993 ou encore Adoration, 2009). Dans Remember, l’oubli et la mémoire s’entremêlent dans une valse morbide qui remonte le temps de manière inexorable. Le futur n’a plus d’importance, seul importe ce passé, chevillé à l’âme et au corps de ces meurtris de la vie qui n’attendent du présent que la vengeance. Arrivé au terme de sa quête, Zev finira par retrouver les fantômes de son passé et de son destin.

                                                                  Christopher Plummer

John Trudell (1946-2015)


Je viens d’apprendre le décès de John Trudell, survenu le 8 décembre 2015 et je suis consterné. Militant politique, poète et chanteur (adoubé par Bob Dylan en 1986),  mais aussi acteur d’origine Sioux Santee, John Trudell restera une figure majeure de la cause indienne transfigurée par le texte, la musique et le cinéma. Il a participé très tôt aux combats pour défendre les droits des Amérindiens aux États-Unis. En 1969, il fait partie de la centaine de militants amérindiens qui occupent l’île d’Alcatraz, dans la baie de San Francisco (il reste aujourd’hui des traces de cette occupation; les graffitis This is an Indian Land n’ont pas été effacés), puis il devient président, de 1973 à 1979, de l’American Indian Mouvement, mouvement activiste étroitement lié au renouveau amérindien des années 60 et 70 sur le plan politique, identitaire, culturel et civique. Sa vie bascule en 1979, à la suite d’un incendie suspect dans lequel périrent sa belle-mère, sa femme et ses deux enfants. Il quitte alors l’AIM et pour surmonter son traumatisme, se met à écrire de la poésie (toujours militante) que des musiciens comme Jackson Browne, Jesse Ed Davies ou Kris Kristofferson ne vont pas tarder à mettre en musique. John Trudell parcourt alors le monde à la tête de son groupe Bad Dog. À ce jour, quinze opus, juxtaposant musique traditionnelle amérindienne, rock et blues sont disponibles.
Le monde du cinéma ne tarde pas à lui ouvrir ses portes. Il rencontre Robert Redford, Sam Shepard, Val Kilmer, Kris Kristofferson (toujours lui), Michael Apted. On le voit dans de petits rôles (un animateur de radio dans la réserve Cœur d’Alène en Idaho dans Smoke Signals de Chris Eyre/1998. Il y reprend le rôle qu’il avait tenu lors de l’occupation d’Alcatraz puisqu’il avait installé sur le site, un émetteur radio à partir duquel il diffusait sur les ondes l’émission Radio Free Alcatraz) ou participant à des documentaires comme Incident at Oglala de Michael Apted/1992 ou encore Reel Injun/ On the Trail of the Hollywood Indian de Neil Diamond/2010. C’est le cinéaste britannique Michael Apted qui lui donne son rôle le plus important dans un polar vitaminé branché sur du 220 (ou 110, c’est selon), Cœur de Tonnerre (Thunderheart/1992). John Trudell y joue son propre rôle sous le patronyme de Jimmy Look Twice, un activiste sioux. Enfin, un documentaire, Trudell, signé Haether Rae/2006, retrace les grandes étapes de sa vie, ses engagements pour la paix, l’environnement et l’œuvre de sa vie, la cause amérindienne. Rest in peace, man …

                                          Val Kilmer et John Trudell dans Coeur de Tonnerre

Voici un court extrait de Cœur de Tonnerre dans lequel John Trudell intervient…. 

www.youtube.com/watch?v=iT0sy4_wWSw




lundi 22 février 2016

Le maccarthysme chez Jay Roach



Dalton Trumbo (1905-1976) est un romancier et un des plus grands scénaristes américains de l’histoire du cinéma. Son nom reste  attaché à des films comme Road Gang de Louis King (1936) Trente secondes sur Tokyo (Thirty Seconds over Tokyo de Mervyn Leroy, 1944), Le Démon des armes (Gun Crazy de Joseph H.Lewis, 1950). Sa vie bascule en 1946-1947 lorsque, dans l’atmosphère de la Guerre froide naissante, Dalton Trumbo est convoqué ainsi que 9 autres scénaristes et réalisateurs (Les Dix d’Hollywood) devant la Huac, une commission sur les activités antiaméricaines, présidée par James Parnell Thomas et chargée d’extirper tout ce qui, de près ou de loin pouvait s’apparenter au communisme dans l’industrie cinématographique américaine. Libéral (au sens américain du terme), pacifiste, proche des idées communistes (il a été membre du PC américain de 1943 à 1948), pourfendant dans ses scénarios les injustices et les inégalités sociales, Dalton Trumbo était donc la victime toute désignée. Il refusa de répondre à la question posée par la Commission, « Êtes-vous ou avez-vous été membre du parti communiste américain».  Il fut en conséquence, condamné en 1950 à 11 mois de pénitencier pour outrage. L’hystérie collective anti-rouge battait alors son plein et le sénateur républicain McCarthy allait dès 1950 lancer une chasse aux sorcières dans de nombreux secteurs de la vie politique, sociale et culturelle. Mais le calvaire de Dalton Trumbo ne s’arrêta pas là. En 1947, les grands dirigeants hollywoodiens s’étaient réunis à l’hôtel Waldorf-Astoria à New-York pour adopter une position commune à l’encontre des Dix. La liste noire était née. La RKO licencia Trumbo, et la MGM suspendit son contrat. Il lui était donc désormais impossible, à sa sortie de prison, de travailler sous son vrai nom. Il utilisa alors des prête-noms pour pouvoir continuer à écrire – avec des salaires bien en-dessous de ce qu’il gagnait dans les années 40 - , et réussit même à gagner – ironie suprême – deux oscars avec Vacances Romaines (Roman Holiday,  William Wyler, 1953) et Les Clameurs se sont tues (The Brave One,  Irving Rapper, 1956). Il fut évidemment dans l’impossibilité de recevoir ces prix. C’est Otto Preminger qui fut le premier, en 1960, à oser défier l’establishment en indiquant clairement le nom de Trumbo dans le générique d’Exodus, puis dans la foulée, Kirk Douglas fit de même avec son Spartacus. Mais Dalton Trumbo ne sera véritablement et définitivement réhabilité qu’en 1975, soit un an avant sa mort.

Jay Roach (Trumbo, 2015) raconte tout cela dans ce film biographique. Prenant les événements dans leur chronologie, contextualisant les convulsions et les turpitudes mais aussi les grandeurs du monde hollywoodien sur une trentaine d’années, le réalisateur n’hésite pas à retourner le couteau dans la plaie avec d’autant plus de courage que les films attaquant frontalement le maccarthysme ne sont pas légion: Nos plus belles années (The Way We Were, Sydney Pollack, 1973) Le Prête-nom (The Front, Martin Ritt, 1976), La Liste Noire (Guilty by Suspicion, Irwin Winkler, 1990), Good Night and Good Luck (George Clooney, 2005). Il faut admettre par contre que les films évoquant cette sombre période, mais de manière allusive (toujours la sédimentation !) sont beaucoup plus nombreux; citons On murmure dans la ville (People Will Talk, Joseph L. Mankiewicz, 1951),  Le Train sifflera trois fois (High Noon, Fred Zinnemann, 1952) ou encore Johnny Guitar, Nicholas Ray en 1954). Deux séquences sont particulièrement succulentes dans le film; la rencontre entre Dalton Trumbo (Bryan Cranston), le héraut de la gauche américaine et John Wayne (David James Elliott), le Républicain anti-communiste (tiens, voilà que je fais des pléonasmes !) et celle au cours de laquelle le scénariste croise James Parnell Thomas (James DuMont), son accusateur de la Huac ….. en prison. Ce dernier avait été condamné à 9 mois de pénitencier pour corruption. Regrettons tout de même qu’aucune mention ne soit faite du seul film que Dalton Trumbo réalisa en 1971; Johnny s’en va-t-en guerre (Johnny Got His Gun) qui a obtenu la même année, le Grand prix du Jury au festival de Cannes.  Voici à mes yeux le plus grand film pacifiste et anti-guerre du cinéma (pas moins !).

                   
                              Le vrai Dalton Trumbo face à ses accusateurs de la HUAC en 1947


samedi 20 février 2016

Collaboration/Le pacte entre Hollywood et Hitler de Ben Urwand aux Éditions Bayard (2013)


On le sait, Hitler adorait le cinéma, et particulièrement américain. Le dictateur se faisait projeter régulièrement des films à la Chancellerie du Reich à Berlin ou à son nid d’aigle, le Berghof, sur les hauteurs de Berchtesgaden, dans les Alpes bavaroises. Il adorait particulièrement Laurel et Hardy, Greta Garbo, les dessins animés de Walt Disney, la Mort de Siefried de Fritz Lang (1924) mais par contre, il trouvait Tarzan, The Ape Man (Tarzan, l’homme singe)  de W.S Van Dyke (1932) particulièrement mauvais (pas assez blond peut-être ?), détestait Shangai de James Flood (1935), - je ne sais pas s’il aimait ou non les westerns; dans le doute, osons avancer qu’il ne les aimait pas, cela m’aurait dérangé de partager cette passion avec lui ! - Mais ce qui est sûr et certain, c’est qu’il avait compris la puissance de l’impact de l’image auprès des masses (c’est un autre point qu’il partage avec Lénine, Staline et Mussolini). Il va pour cela confier à Joseph Goebbels la direction de l’industrie cinématographique allemande et faire de Leni Riefenstahl, sa cinéaste officielle. 
Mais quel est le lien avec Hollywood ? Le cœur du livre évoque l’incroyable et injustifiable soumission des producteurs et des studios hollywoodiens (Adolph Zukor pour la Paramount, Louis B.Mayer pour la Metro-Goldwyn-Mayer, Harry Warner pour la Warner Bros., Carl Laemmle pour l’Universal ou encore Harry Cohn pour la Columbia et William Fox pour la Twentieth Century Fox) au diktat d’un consul et plénipotentiaire nazi installé à  Los Angeles, Georg Gyssling. Ce dernier jouait le rôle du censeur qui visionnait tous les films sortis des studios. Il était impossible pour les metteurs en scène et les scénaristes de tourner ou d’écrire sur des sujets qui déplaisaient aux nazis; les juifs, l’oppression des peuples, les arrestations arbitraires, la suppression des libertés, l’injustice ….. Les producteurs s’autocensuraient – pire, supprimaient des scènes déjà tournées  pour plaire aux dirigeants nazis - de peur de perdre le particulièrement juteux marché allemand, le premier débouché cinématographique américain en Europe.
Pour satisfaire le public allemand, Louis B. Mayer ira jusqu’à produire ce film incroyable qu’est Gabriel over the White House de Gregory La Cava (1933) avec Walter Huston dans le rôle du Président des États-Unis qui se transforme en dictateur en dissolvant le Congrès. Ben Urwand nous dit donc  que le premier film fasciste d’importance n’a pas été produit en Allemagne ou en Italie mais bien aux États-Unis ! Le vent commença à tourner tardivement avec des films comme Confessions of a Nazi Spy (Les Aveux d’un Espion nazi) d’Anatole Litvak (1939), The Mortal Storm (La tempête qui tue)  de Frank Borzage (1940) et bien sûr surtout l’immense The Great Dictator (Le Dictateur) de Charlie Chaplin (1940) . Tous ces films - et le début de la guerre - permirent qu’on oublie les relations commerciales entre les studios et l’Allemagne nazie depuis 1933. Bien que très isolationniste, l’opinion publique commençait à être sensibilisée par ce qui se passait en Europe. Mais il a fallu l’entrée en guerre des États-Unis en 1941, pour faire basculer définitivement les studios. Désormais, Hollywood produira  massivement des films patriotiques pour soutenir l’effort de guerre.
L’épilogue du livre de Ben Urwand est particulièrement féroce en ce sens qu’il nous montre, après la fin de la guerre en 1945, une dizaine de producteurs en visite en Allemagne et particulièrement à Dachau. L’invitation émanait du général George Marshall. Celui-ci souhaitait que les studios évoquent les dévastations et les atrocités commises. En fait, seule la récupération du marché allemand intéressait ces nababs.


                    Hitler en visite dans les studios de la UFA à Babelsberg en 1935


mardi 16 février 2016

L’Encyclopédie du Western de Patrick Brion aux Éditions Télémaque (2015)

Voici un objet au contenant et au contenu parfaitement faramineux. Le premier tome couvre la période de 1903 à 1955 et le second la période de 1956 à 2014. Ces 830 pages (!) et plus de 1100 films racontent, non pas tous les westerns américains et européens – il y en aurait plus de 8000, rien que pour les États-Unis – mais l’essentiel de ce  genre intimement lié à l’histoire de la conquête des États-Unis. C’est la première fois qu’un tel ouvrage voit le jour dans l’édition française. Alors que le genre est plus ou moins moribond, il est remarquable de constater que les livres sur le western abondent ces temps-ci. Deux dictionnaires, sortis de manière quasi-simultanée en 2015 (Le Petit dictionnaire du Western d’Alexandre Raveleau/Hors-Collection et le Dictionnaire du Western de Claude Aziza et Jean-Marie Texier/Vendémiaire), une monographie sur les Indiens dans le cinéma de John Ford (John Ford et les Indiens d’Arnaud Balvay et Nicolas Cabos/ Séguier 2015), une autre sur ces mêmes Indiens, mais cette fois-ci dans tous les westerns (Les Indiens dans le Western américain de Mathieu Lacoue-Labarthe/PUPS 2013),  montrent à l’évidence que le genre inspire toujours –et c’est tant mieux – de nombreux historiens. Après avoir contextualisé toutes les évolutions du genre, l’auteur ausculte, de manière chronologique, toutes les périodes, du muet (1903-1927) au western crépusculaire (1960-1990) en passant par l’âge d’or (années 30/50), sans oublier les derniers-nés du western contemporain comme The Lone Ranger (Gore Verbinski/2013), The Homesman (Tommy Lee Jones, 2014) ou encore le curieux The Salvation (Kristian Levring, 2014). S’immerger dans ces deux volumes équivaut à retrouver les poursuites infernales dans les canyons, les duels au milieu de la poussière de la  rue principale, les forts isolés et assiégés par les tribus indiennes, sans oublier les longues chevauchées d’un cavalier solitaire venu de par-delà l’horizon; c’est aussi retrouver des figures connues (John Wayne, Kirk Douglas, Joel McCrea, Fred MacMurray, Julie London, Jean Simmons, Grace Kelly ….), des réalisateurs de renom (John Ford, Howard Hawks, Bud Boetticher, Sam Peckinpah, Henry King, Richard Brooks …), des lieux emblématiques (Monument Valley, Alabama Hills, la Vallée de la mort, Alméria pour les westerns spaghetti) ou encore des thèmes (la loi et l’ordre, la conquête d’un espace, les convois de bétail, la justice, le massacre des Indiens ….). La lecture est un bonheur absolu. Le tout est richement illustré et chaque film a sa notice plus ou moins développée en fonction des préférences de Patrick Brion (le western spaghetti est manifestement une pièce rapportée, - je souscris – même si les films de Sergio Leone et Sergio Corbucci s’en tirent, justement, avec les honneurs). On trouve même dans le tome 2 un fac-similé du journal The Rapid City Daily Journal daté du 24 juillet 1955 décrivant le tournage de The Last Hunt (la Dernière Chasse de Richard Brooks/1956), tourné dans les Black Hills du Dakota du Sud. Bref, voici un livre qui est un incontournable pour tous les passionnés, brut, concentré, mariant avec élégance la réflexion à l'érudition. 

lundi 15 février 2016

Le Bien et le Mal chez George Stevens,


Voici la matrice du duel westernien ! Jack Wilson (Jack Palance, reptilien) est un tueur à gages chargé de chasser des fermiers qui refusent de quitter leur terre sous la pression des grands propriétaires (les cattle barons). Face à lui, l’infortuné Frank Torrey (Elisha Cook Jr) pense pouvoir lui tenir tête. Le moment est absolument délicieux. Jack Wilson, bien campé sur ses deux jambes arquées, filmé en contre-plongée, enfile lentement ses gants en professionnel consciencieux. Cet ange de la mort, dans les yeux desquels brille la soif du crime, sourire sardonique aux lèvres, toise le pauvre Frank Torrey filmé en plongée, embourbé, hésitant, balbutiant. Le ciel est bas et lourd, l’orage gronde, la rue principale a été transformée en cloaque d’où émergent quelques masures brinquebalantes, l’espace est désespérément vide. Bien avant Robert Altman (McCabe and Mrs Miller, 1971) ou Clint Eastwood (Unforgiven, 1992), George Stevens nous décrit dans L'Homme des vallées perdues (Shane, 1953) un Ouest sauvage, glauque, sale.  L’affrontement entre le Bien et le Mal peut commencer. 







L'abattoir chez Joseph H. Lewis



Dans Gun Crazy (Le Démon des armes, Joseph H. Lewis, 1950), Annie Laurie Starr (Peggy Cummins) et Bart Tare (John Dall) sont un couple criminel d’un romantisme noir qui s’inspire d’une autre paire d’outlaws; Bonnie Elizabeth Parker et Clyde Barrow, gangsters ayant opéré dans le Midwest étatsunien entre 1931 et 1934. Le scénario, adapté d'une nouvelle éponyme de MacKinley Kantor (écrit par Dalton Trumbo, non crédité au générique en raison du maccarthysme qui l’avait placé sur une liste noire) est tourné à cent à l’heure par Joseph H.Lewis, « à la vitesse ou Bart arme le chien de son colt préféré » (1). À la suite d’un braquage, Annie assassine, sans scrupules et totalement désinhibée, une secrétaire et un vigile puis se lance avec Bart dans une fuite éperdue, traversant un abattoir rempli de carcasses de bovins suspendues par des crochets au plafond. Cette exposition de viande froide immobile dans un espace réfrigéré contraste avec l’incandescence de la trajectoire des fuyards qui savent que la police est à leurs trousses.  Mais cette échappée dans cet espace funèbre n’est pas fortuite puisqu’elle préfigure déjà leur mort inévitable. Le noir et blanc accentue la sécheresse de l’action, la nervosité de la mise en scène associe dans une même spirale infernale Annie et Bart, ce duo violent et mortifère.  Déterminée, dominatrice, avide de sensations fortes et prête à commettre les pires infamies, Annie, à contre-courant de l’image convenue et traditionnelle de la femme, mène ce couple, uni autant par le désir que par la fascination des armes à feu, au plus profond de la nuit. Arthur Penn reprendra la même thématique en filmant son Bonnie and Clyde en 1967.

(1) Dark City, le monde perdu du film noir d’Eddie Muller, Rivages Écrits noirs, 2015, p. 354
Peggy Cummings

Hollywood chez Vincente Minnelli


Cette séquence des Ensorcelés (The Bad and The Beautiful de Vincente Minnelli, 1953) est le climax du film. Jonathan Shields (Kirk Douglas, royal) est face à Georgia Lorrison (Lana Turner impériale). Jonathan est un producteur de cinéma qui vient de terminer un film dans lequel Georgia a obtenu le rôle principal. Le film est un succès et Georgia veut fêter l’événement avec son mentor. Mise en abîme, passion, haine, amour, violence, jalousie, la condition humaine est là sans fard. L’explosion de rage tyrannique de Kirk Douglas (dont il est coutumier dans de nombreux films) lui offre un moment de bravoure qui écrase et dévaste littéralement Lana Turner, désemparée et incrédule. Il n’hésite pas à détruire ce qu’il a créé dans un élan aussi égotique qu’ensorceleur. Minnelli filme (comme Billy Wilder pour Sunset Boulevard, 1950 ou Robert Aldrich pour Le Grand Couteau, (The Big Knife, 1955) un portrait à charge des mœurs hollywoodiennes. Le vitriol qu’il utilise pour dépeindre Jonathan Shields ( en fait, un décalque de deux grands producteurs américains, Darryl Zanuck et David Selznick) nous fait basculer de l’autre côté du miroir. 


 



L’apocalypse chez Raoul Walsh


Dans L'Enfer est à lui (White Heat de Raoul Walsh, 1949), Cody Jarrett (James Cagney sublimissime !) est un gangster hors-norme à la violence éruptive. A la tête de son gang, il organise un casse qui tourne mal. Il se retrouve assiégé par la police au sommet d’une citerne à gaz. Bientôt blessé, tel un animal traqué et plutôt que de se rendre, il préfère s’immoler en tirant sur la citerne provoquant ainsi une explosion apocalyptique (en pleine Guerre froide !)  qui l’envoie ad patres, non sans avoir évoqué une dernière fois le souvenir de sa mère (« Ma, top of the world ! »). Complexe d’Œdipe, violence, géographie de l’espace (les citernes s’apparentent à un labyrinthe se transformant en piège), folie, la séquence met en scène un dangereux psychopathe dont la névrose n’a d’égal que l’amour immodéré qu’il éprouve pour sa mère. Un Raoul Walsh et un James Cagney au sommet de leur art !






Ave César (Hail Caesar des frères Coen, 2016)


Les frères Coen ne sont pas les premiers à filmer Hollywood et ses coulisses. Billy Wilder (Sunset Boulevard, 1950), Vincente Minnelli (Les Ensorcelés, 1952) ou encore Robert Aldrich (Le Grand Couteau, 1955) avaient déjà trempé leurs caméras dans le vitriol pour décrire l’univers cynique, destructeur et égocentrique de l’usine à rêves californienne. La fratrie coenienne choisit son ton habituel, sarcastique, décalé, humoristique, mais néanmoins empreint de nostalgie vis-à-vis du classicisme hollywoodien des années 50, pour nous faire découvrir, à travers les yeux d’Eddie Mannix (Josh Brolin) le fonctionnement d’un grand studio de cinéma, le Capitol Pictures. Notre Eddie local, chef de production, est chargé de retrouver un acteur, Baird Whitlock (George Clooney joue un de ces imbéciles dont les frères Coen sont friands), kidnappé en plein tournage d’un péplum, par un groupe de scénaristes dont le dénominateur commun est d’être des communistes déclarés. (L’action se passe au début des années du maccarthysme (1950-1954)). Par extension, Eddie est une rustine qui doit colmater toutes les brèches qui donneraient une image désespérément normale à ces acteurs(trices) ; une comédienne célibataire qui a eu le tort de tomber enceinte ou  une starlette prise la main dans le sac devant l’objectif d’un appareil photo qui s’intéresse à autre chose qu’à sa peu probable notoriété. Eddie passe son temps à gérer les sensibilités des communautés religieuses, très attentives à la bonne adaptation de la Bible à l’écran, ou à calmer les ardeurs de la presse à scandale personnifiée par les sœurs Thacker (superbe Tilda Swinton qui incarne ici un double rôle) qui font immédiatement penser à Hedda Hopper, chroniqueuse venimeuse et  échotière redoutée à Hollywood. Notre pompier en chef passe donc son temps à arpenter les plateaux de tournage; péplum, western, comédie musicale (superbe numéro de claquettes effectué par une troupe de marins), mélodrame, ballets aquatiques (Scarlett Johansson et son costume de sirène font immanquablement penser à Esther Williams et ses chorégraphies nautiques). Tous les genres hollywoodiens par définition très codés sont passés en revue. Mais Eddie, tout à sa tâche, reste imperturbable. Dans le fond, rien d'autre ne l'intéresse et surtout pas l'argent. Il finit par rejeter une offre d’un cadre de la firme Lockheed Martin qui lui fait miroiter un contrat en or pour participer à un programme nucléaire. C’est donc tout un pan du cinéma américain retrouvé que les frères Coen, nostalgiques d’un âge d’or révolu, nous présentent (la séquence au cours de laquelle une monteuse - Frances McDormand - coince son foulard dans la table de montage est tout simplement désopilante). Mais au total, il s’agit néanmoins d’un Coen situé en deçà des attentes, très éloigné des œuvres marquantes du duo (Miller’s Crossing, Barton Fink, Fargo ou No Country for Old Men ….)


                                                                        George Clooney

Le steak chez John Ford





Dans l'Homme qui tua Liberty Valance (The Man Who Shot Liberty Valance, John Ford, 1962), Liberty Valance (Lee Marvin) a décidé de se sustenter avec ses deux comparses (Lee Van Cleef et Strother Martin) dans une cantine de la ville de Shinbone. Ransom Stoddard (James Stewart) y sert les repas. Tom Doniphon (John Wayne) attend son steak. Au moment ou Ransom dépasse Valance, celui-ci lui fait un croc-en-jambe permettant au dit steak d’effectuer un vol en apesanteur digne de l’os du prologue de 2001, l'Odyssée de l'Espace. That's my steak, Valance ! dit Tom Doniphan en se levant promptement pour faire face au badman. Chacun se toise, les corps et les traits sont tendus et figés: Valance, mine patibulaire, a la main droite recroquevillée sur son colt, Tom Doniphon, poitrail en avant, a légèrement replié sur l’arrière  le coin droit de sa veste, dévoilant la crosse de son colt. Rien ne bouge, les autres convives sont cloués de peur, on entend une mouche voler, la tension atteint son paroxysme. Les plans se répondent naturellement, les champ-contrechamps soulignent la détermination des deux adversaires,  les dialogues sont acérés, la violence est sur le point d’éclater …….. Mais au-delà de la dimension gastronomique de la séquence, John Ford oppose, à ce moment précis du film, l'évolution du pouvoir des armes à feu à la légalité de la justice encore balbutiante. 







Les 8 salopards (Hateful Eight, Quentin Tarantino, 2015)


N’ayant jamais été un partisan inconditionnel du cinéma de Quentin Tarantino, je lui reconnais néanmoins (en toute modestie) une exceptionnelle maîtrise de tout le champ cinématographique; cadrage, photographie, direction des acteurs, rebondissements de l’intrigue, références cinéphiliques ….. J’aime particulièrement la Tarantino touch consistant à filmer de (très) longs tunnels de dialogues innocents (en apparence), où la badinerie côtoie l’insignifiant mais où suinte progressivement une montée de tension qui finit par exploser dans des déferlantes de sang dont la durée est inversement proportionnelle à leur préparation.  Tout cela se trouve dans Hateful Eight. Sept hommes et une  femme se retrouvent dans une auberge, rapidement coincés par une tempête de neige qui fait rage à l’extérieur. Le huis clos est parfait. Tromperies et trahisons vont se succéder tout au long des 3 heures de projection et opposer une brochette d’acteurs tarantinesques comme Samuel L. Jackson, Tim Roth ou encore Michael Madsen. Le réalisateur a expliqué vouloir évoquer les relations entre les Blancs et les Noirs au lendemain de la Guerre de Sécession mais avec en sous-texte évidemment, la situation de ces dites relations aux États-Unis aujourd’hui. Il poursuit donc le sillon creusé depuis son précédent film Django Unchained (2012) dont le thème central était l’esclavage. Mais son propos  reste en surface sans être approfondi. Il y a bien des dialogues percutants, « les Noirs ne sont en sécurité que lorsque les Blancs sont désarmés», mais le tout finit par tourner à vide. L’humour qui était l’autre marque de fabrique de Tarantino et qui lui permettait de contrebalancer l’extrême violence de ses films, est ici curieusement absent (ou presque). Du coup, Inglourious Basterds me semble bien plus  plus fort et convaincant. Et puis surtout, dans ce genre éminemment codé qu’est le western, ce huis clos enneigé avait déjà laissé des traces depuis 1952 avec The Outcasts of Poker Flat de Joseph Newman ou encore depuis 1958 avec Day of the Outlaw de André De Toth (déjà des groupes humains coincés dans des cabanes au milieu de nulle part alors qu’au-dehors souffle la tempête de neige). Ces deux films avaient déjà cassé les codes du genre en refusant les chevauchées, le mouvement, le désert brûlant, les Indiens, la cavalerie, les ciels immenses……… tout en privilégiant un ascétisme visuel, une action statique souvent nocturne (très proche du film noir) mais enrichie par une tension interne, une peur qui envahissait progressivement les personnages dotés de  psychologies particulièrement fouillées. Allez, on aime toujours autant Tarantino, ne serait-ce que pour cet extraordinaire travelling arrière cadrant un Christ en bois à demi-enseveli sous la neige nous faisant progressivement découvrir les collines environnantes du Wyoming.


                                                                    Samuel L. Jackson

Le Fils de Saul, Laszlo Nemes, 2015


Filmer la Shoah a toujours été une gageure pour les cinéastes. Comment filmer l’infilmable, comment montrer le cœur de l’enfer sans tomber dans le voyeurisme ou la complaisance ? Gillo Pontecorvo (Kapo, 1961) s’était attiré les foudres de Jacques Rivette (1) à la suite de son travelling avant pour recadrer le cadavre d’une déportée, Steven Spielberg (Schindler’s list, 1993) s’était vu reprocher par Louis Skorecki (2) de transformer la Shoah en spectacle. Depuis 1985, Shoah de Claude Lanzmann (1985) avec ses 9 heures de projection constituées exclusivement de témoignages nous dit que seule cette manière de filmer prévaut pour éviter toute mise en scène forcément factice. Et bien, le Fils de Saul du réalisateur hongrois Laszlo Nemes dit le contraire. En effet, Saul (Geza Rohrig, impressionnant) est un déporté hongrois juif, membre d’un Sonderkommando à Auschwitz-Birkenau en 1944. Refusant l’écran large, Laszlo Nemes filme au plus près cet homme forcé d’assister les nazis dans les tâches les plus infernales; accueillir les déportés dans l’antichambre de la chambre à gaz, les pousser à se déshabiller, les accompagner vers la chambre à gaz, récupérer leurs effets personnels, sortir les cadavres de la pièce et diriger ceux-ci vers les fours crématoires. Une caméra n’a jamais été aussi loin dans la description de l’indicible puisqu’elle entre dans la chambre à gaz vidée de ses victimes. Le Sonderkommando y est chargé de nettoyer toutes les traces du gazage précédent. Saul est filmé le plus souvent de dos dans un cadrage extrêmement resserré, étouffant et claustrophobique. Tout ce qui l’entoure est souvent flou mais tout est dit grâce à des images fugitives et surtout un hors-champ particulièrement puissant. Les Allemands n’apparaissent qu’à quelques moments (la scène du médecin SS dansant autour de Saul est particulièrement insoutenable) mais leurs ordres aboyés sont omniprésents. Les cris fusent, les pleurs transpercent la nuit, les coups de feu claquent, les poings des déportés frappant les portes fermées de la chambre à gaz déchirent l’écran, le souffle de la fournaise du crématoire jaillit; tout cela ne se voit pas  mais s’entend dans ce cauchemar hurlant. Voici la grande originalité du film; dire sans montrer, décrire les mécanismes de l’horreur en y étant autant immergé que tenu à distance. Saul agit comme un automate. Il se sait un cadavre en sursis (parmi 2000 déportés des Sonderkommando à Auschwitz, quasiment tous juifs, seule une dizaine d’entre eux a survécu).  C’est la découverte du cadavre de son fils (?) qui lui redonnera son humanité. Il n’aura de cesse de chercher à l’inhumer rituellement alors qu’autour de lui les flammes des bûchers continueront de fonctionner jour et nuit.   


(1)  De l'abjection de Jacques Rivette, Cahiers du Cinéma numéro 120, juin 1961

(2)  La Liste de Schindler de Louis Skorecki, Libération, 5 juin 1999