mercredi 28 décembre 2016

La terrasse chez Ettore Scola


L’essentiel du film Una Giornata particolare (Une Journée particulière d’Ettore Scola/1977) se passe, le 6 mai 1938, à l’intérieur de l’immeuble d’un quartier de Rome au moment où Mussolini accueille Hitler pour préparer la signature du Pacte d’Acier qui scellera, le 22 mai 1939, l’alliance militaire offensive entre les deux dictatures. Au petit matin, le bâtiment se vide progressivement de ses habitants, pressés de se rendre au défilé et d’écouter les discours des deux dictateurs. Seules deux personnes sont contraintes – pour des raisons différentes – de rester cloîtrées chez elles……
Mère de six enfants et épouse d’un Mussolini aux petits pieds, machiste et vulgaire, Antionetta (Sophia Loren, superbe dans sa lassitude, à contre-emploi, loin des rôles de diva qu’elle a pu incarner) ne peut se rendre au défilé en raison des tâches ménagères qui la submergent. Admirative du Duce et peu éduquée, elle ne réalise pas son aliénation imposée par un régime qui traite avec mépris les femmes, destinées à être principalement de bonnes épouses et de bonnes mères. Mais tout à sa mission domestique, Antionetta finit par rencontrer Gabriele (Marcello Mastroianni, parfait lui aussi dans cette antithèse du grand séducteur), un homme resté seul dans un appartement qui, par-delà la cour intérieure, fait face au sien. Journaliste antifasciste et homosexuel, celui-ci a été renvoyé par la radio qui l’employait, et s’attend d’un moment à l’autre à être arrêté. En ces temps de virilité triomphante, Gabriele est un paria aux yeux de ceux qui pensent que seuls un homme et une femme peuvent s’aimer. Cette rencontre fortuite et éphémère entre deux êtres que tout sépare et que le régime fasciste opprime, donne une dimension élégiaque et funèbre au film. Ces deux solitudes vont partager, un temps trop court, un ailleurs qui se cristallise au cours de ce pas de deux sur le toit de l’immeuble. Alors qu’Antonietta décroche son linge, Gabriele en profite pour la recouvrir subitement d’un drap et pour esquisser quelques pas de danse tout en la serrant contre lui, riant du bon tour qu’il vient de lui jouer. Les diagonales du carrelage suivent la trajectoire des cordes à linge qui coupent ce toit en deux, transformant la partie de droite en espace de liberté et d’insouciance. La terrasse, comme un bout du monde, permet au couple de s’élever loin des regards et des préjugés. Cet espace ouvert leur permet de laisser libre cours à une douce euphorie dans une étreinte furtive. Le vent fait ondoyer le linge au rythme de cette danse improvisée mais pleine d’amertume. Le cœur d’Antionetta bat à tout rompre d’autant plus qu’elle ne sait pas encore à ce moment-là que Gabriele ne peut l’aimer. Ce moment de bonheur, ce temps suspendu, font presque oublier le hors-champ de l’effervescence de la célébration fasciste transmise par une radio placée dans la cour, et qui pèse comme une chape de plomb sur le destin de ces deux exclus.  Pour mieux saisir ce drame intime, Ettore Scola choisit d’utiliser des couleurs délavées, blafardes, proches du noir et blanc pour accentuer ce gris douloureux dans lequel évoluent ses personnages, mais aussi toute la société italienne vampirisée par le fascisme. Jean A. Gili affirme que le film « met à nu les structures mentales qui portent à l’exclusion de tous ceux qui ne correspondent pas aux normes, de tous ceux qui sont jugés inférieurs (1) ». Le propos reste toujours d’actualité.

(1) Jean A. Gili, dans L’Avant-scène cinéma, numéro 230, 15 juin 1979, cité dans L’Histoire fait son cinéma en 100 films de Guillaume Evin, Éditions de La Martinière, p.116, 2013.


lundi 26 décembre 2016

Le hors-champ chez les frères Coen



Dans No Country for Old Men des frères Coen (2007), Llewelyn Moss (Josh Brolin) chasse dans les immenses plaines du Texas, non loin de la frontière mexicaine, lorsqu’il tombe par hasard sur les restes d’un règlement de comptes entre narco-trafiquants. Sur ses gardes, il marche au milieu de pick-up abandonnés, de douilles, d’armes jonchant le sol et de cadavres dont les vêtements ensanglantés montrent que leurs propriétaires n’ont pas échangé que des amabilités entre gens du même monde. Dans ce désert immense et totalement silencieux, la brutalité de ce carnage est l’écho de la violence originelle imprégnant ce territoire qui a toujours été convoité par les Comanches, les Espagnols, puis les Mexicains, les Texans devenus Américains en 1845 et, aujourd’hui, par les gangs liés au trafic de drogue. La scène du crime renvoie à la mythologie du film noir et du western dont les frontières sont extrêmement poreuses : d’un côté, dans un espace aride, les voitures sont disposées en cercle, comme à l’époque des pionniers, mais avec l’ennemi à l’intérieur; d’un autre, le nombre de cadavres dont le sable a déjà bu le sang rappelle les films de Sam Peckinpah et souligne l’importance de l’enjeu - les sachets d’héroïne découverts à l’arrière d’un 4x4 –; et enfin, la fureur de l’affrontement entre bandes rivales évoque Scarface ou Little Caesar dans le Chicago des années 30. La puissance de ce hors-champ convulsif est telle qu’elle permet d’explorer les recoins les plus noirs du crime et les failles de la société américaine. Par sa valeur dramatique, cette réalité subjective est le miroir de celle de l’ouverture de Major Dundee (Sam Peckinpah/1965) : un détachement de cavalerie et les habitants d’un ranch – au Nouveau-Mexique cette fois-ci mais toujours près de la frontière mexicaine - viennent d’être massacrés par les Apaches de Sierra Chariba. Le nombre de victimes et l’état dans lequel se trouvent certains corps laissent supposer que le combat a été d’une grande sauvagerie. L’attaque a été filmée par le réalisateur, mais supprimée au montage par des producteurs trop timorés et trop effrayés par la violence consubstantielle à l’univers peckinpien. Rien de tel chez les frères Coen qui choisissent de ne pas montrer au spectateur le règlement de comptes des trafiquants pour permettre à l’imaginaire de prendre le pas sur la représentation du réel. Ainsi le champ visuel ne peut être que fragmentaire et incomplet, ce qui décuple la force de l’image. Celle-ci est de la même noirceur que celle extraite du livre éponyme de Cormac McCarthy (1). La caméra est alternativement placée à hauteur d’homme ou de cadavres, pour mieux immerger Llewelyn Moss dans cet environnement macabre s’apparentant à une arène dont seuls les reliefs montagneux ont assisté au massacre.

(1) No Country for Old Men de Cormac McCarthy, collection Points, 2008.


mercredi 21 décembre 2016

Les élites chez Luchino Visconti


Les Damnés de Luchino Visconti (1969) est une plongée vertigineuse et cauchemardesque dans l’univers des Essenbeck, une famille aristocratique allemande propriétaire d’aciéries, au moment où Hitler prend le pouvoir. Alors que le Reichstag brûle au-dehors (27 février 1933), les Essenbeck sont progressivement contaminés par la perversion de l’idéologie nazie, et, comme un miroir grossissant vis-à-vis de la société allemande, ils vont incarner toutes les facettes de la décadence humaine et de la décomposition d’un microcosme prêt à tout pour assouvir les appétits et les ambitions de quelques-uns. Entre les tenants de la République de Weimar (le chef de famille Joachim, rapidement éliminé), les nazis convaincus (le fils Konstantin comme le petit-fils Martin) et les arrivistes mus par le pouvoir et l’appât du gain (Friedrich Bruckmann, le directeur des aciéries), cette famille de monstres va s’autodétruire dans des éclats de sang, de débauche et de fureur pour mieux servir et satisfaire le pouvoir en place. Au-delà du contrôle des aciéries qui font la fortune des Essenbeck tout en devenant un enjeu pour reconstruire l’armée allemande du futur IIIe Reich, Visconti filme l’homme dans son aptitude à se putréfier et à prêter allégeance à la haine de l’autre. La morbidité du propos illustre le fragile vernis civilisationnel qui recouvre toute la société allemande en train de se jeter dans les bras de son Führer. Dans le photogramme, Friedrich Bruckmann (Dirk Bogarde) vient d’épouser la baronne Sophie Essenbeck (Ingrid Thulin), veuve depuis 1918. Poussés au suicide par empoisonnement par le propre fils de la baronne, Martin (Helmut Berger) ne reculant devant aucun obstacle pour contrôler les aciéries, les nouveaux et éphémères époux viennent de se donner la mort. À l’instar des personnages du Guépard du même Visconti (1963), ils savent qu’ils n’ont plus leur place aux côtés de Martin et de son désir de puissance. Le contraste entre l’opulence de la pièce (cheminée, fauteuil et canapé en cuir, bibliothèque, lourdes tentures aux fenêtres) et les deux cadavres est saisissant : le pouvoir, l’argent et la culture d’un côté, et de l’autre, la mort réduisant à néant les espérances de ceux qui se sont crus, un temps, les maîtres du monde, invincibles et immortels. Ironiquement, l’absence de sang et de toute trace de violence n’est que le pendant post-mortem de l’apparente respectabilité et du savoir-vivre auxquels ils étaient très attachés. Une lampe sur pied, reposant sur un guéridon, projette une lumière spectrale figeant le corps de la baronne dans ses atours et celui de Friedrich dans son smoking. Ce dernier apparaît désarticulé, prêt à basculer sur la moquette, alors que les yeux fixes de la baronne ne regardent plus rien. Son maquillage – un teint crayeux et des lèvres d’un rouge éclatant – est un masque mortuaire qui a préfiguré son geste fatal. La vanité du rang dans la société, et du pouvoir qui en découle, apparaissent alors dans toute leur nudité et leur inutilité. À l’instar des époux Macbeth, le couple expie ses compromissions et le meurtre de Joachim pour disparaître et faire place au nouvel ordre nazi. Ce plan renvoie immanquablement au double suicide d'Hitler et d’Eva Braun dans le bunker de la Chancellerie à Berlin, douze ans plus tard, en 1945. Dans les deux cas, le suicide d’un homme et d’une femme, fraîchement mariés, ouvre et clôt un cycle infernal dans lequel l’humanité a cédé le pas à la barbarie.


vendredi 16 décembre 2016

Le minéral chez William A. Wellman


Le directeur de la photographie, Joseph MacDonald, a fait un remarquable travail sur le tournage de La Ville abandonnée de William Wellman (Yellow Sky/1948). Utilisant parfaitement la topographie des Alabama Hills (Californie), il réussit, en jouant sur les pleins et les vides, à traduire autant l’ouverture que l’écrasement auxquels sont confrontés les personnages évoluant dans un espace aride et rocailleux, alors que le ciel apparaît aussi vide qu’immense. Entre désert et montagnes, les Alabama Hills sont des formations rocheuses aux pieds de la Sierra Nevada qui ont servi de cadre à des centaines de films. Un autre réalisateur, Bud Boetticher, en fera même son cadre de prédilection en y tournant pas moins de onze westerns dont quatre avec Randolph Scott (Sept hommes à abattre/Seven men from Now, 1956 – L’Homme de l’Arizona/The Tall T, 1957 – La Chevauchée de la vengeance/Ride Lonesome, 1959 et Comanche Station, 1960). À l’instar de Monument Valley pour John Ford, certains paysages sont ainsi indissociablement liés à ces cinéastes. Ce n’est pas le cas pour William A. Wellman qui, outre La Ville abandonnée n’a, quant à lui, tourné qu’un autre film dans ce décor (L’Étrange incident/The Ox-Bow Incident, 1943).
Un homme court (ici de dos James Dawson/Gregory Peck), poursuivi par une bande de malfrats qui veulent, comme dans tout bon western qui se respecte, l’envoyer ad patres. Il s’engage dans un défilé pour parvenir à grandes enjambées au sommet de la butte et disparaître derrière elle, comme happé par le ciel qui le surplombe. La mort est derrière lui, tenace, sournoise, avide comme un busard. Les deux escarpements qui dominent la silhouette sont en partie noyés dans l’ombre, et les éperons rocheux qui encadrent la faille sont autant de sentinelles silencieuses, indifférentes au fugitif et à la tragédie qui est en train de se jouer. L’âpreté du décor souligne la lutte sans merci à laquelle se livrent les protagonistes. La nature est répulsive et donc hostile. La couverture végétale est inexistante et la roche est aussi nue que le crâne de Yul Brynner. La combinaison de l’érosion éolienne et hydrique explique ces formes lisses, arrondies ou pointues, idéales pour mettre l’accent sur la violence qui accompagne la Conquête de l‘Ouest et les difficultés qu’ont les hommes à dompter les convulsions de ce chaos minéral. La nature et le contrôle de la terre sont indissociables du western parce qu’ils sont étroitement associés au troisième Président des États-Unis,Thomas Jefferson (1801 à 1809), et sa volonté de justifier l’expansion territoriale vers l’ouest par la domestication et l’exploitation des terres découvertes. Le western va s’emparer de cette idéologie pour la transformer en mythe (1). Mais ces paysages rocailleux, impropres à l’agriculture, ont toujours été des angles morts pour les colons qui les ont contournés pour mieux se diriger vers la côte Pacifique. C’est leur valeur dramatique et surtout cinégénique qui confirme ce que disait John Ford par la bouche du journaliste questionnant le sénateur Stoddard sur le vieil Ouest dans L’Homme qui tua Liberty Valance (The Man who shot Liberty Valance/1962): « quand la légende dépasse la réalité, imprimez la légende » !

(1) Voir l’article La Destinée manifeste et la Frontière chez Sydney Pollack


mardi 13 décembre 2016

Le shérif et le grand propriétaire chez John Sturges


Au moment où ces lignes sont écrites, Kirk Douglas vient d’avoir cent ans. Cet acteur, toujours sublime, a tout incarné. Du producteur de cinéma (Les Ensorcelés/The Bad and The Beautiful, 1952) à l’officier de l’armée française pendant la Première Guerre mondiale (Les Sentiers de la gloire/Paths of Glory, 1957) en passant par le gladiateur (Spartacus/1960) ou encore Vincent Van Gogh (La Vie passionnée de Vincent Van Gogh/Lust for Life, 1956), cet Américain d’origine biélorusse a traversé la deuxième moitié du XXe siècle en incarnant toutes les fonctions propres au cinéma; acteur, réalisateur (il réalisera deux films; Scalawag en 1973 et Posse en 1975), producteur et même écrivain . Il a également, à de multiples reprises, chevauché à travers les plaines du Far West. Dans Le Dernier train de Gun Hill (The Last Train from Gun Hill de John Sturges/1958), il campe Matt Morgan, un shérif intraitable, droit dans ses bottes, à la recherche de deux hommes qui ont violé et assassiné sa femme indienne. Une selle marquée CB retrouvée sur les lieux du crime, le mène dans le ranch du propriétaire de ces initiales, Craig Belden (Anthony Quinn, formidable), qui s’avère être un ancien ami. C’est là que Matt apprend que le fils de Craig, Rick, a été le dernier à utiliser la selle … La rencontre entre le shérif et le grand propriétaire se déroule dans une vaste pièce dont le décor va servir à différencier les deux protagonistes, tout en illustrant parfaitement l’un des thèmes essentiels du western : la civilisation incarnée par la loi et l’ordre, face à la sauvagerie matérialisée par un homme, Craig, qui ne reconnaît d’autre maître que lui-même.


Matt est debout, filmé en contre-plongée; il domine de toute la puissance de son verbe Craig, qui cherche, à ce moment-là, à éluder les questions de plus en plus précises du shérif. Ce dernier est sobrement vêtu. La dominante bleue de sa veste et de sa chemise est rehaussée par le nœud papillon noir fermant son col, accentuant la détermination de l’expression de son visage. Les yeux brillant d’une lueur farouche et les lèvres serrées, il entend faire respecter la loi et s’y consacre totalement. Venant de la ville et bien que très policé, Matt n’en reste pas moins le bras armé de la justice. Il est celui qui refoule ses sentiments personnels afin d’accomplir le seul objectif qu’il s’est assigné : faire respecter la loi et arrêter les coupables. Mais Matt Morgan est un homme seul, face à ce potentat local qu’est Craig Belden. 


Celui-ci est l’archétype du cattle baron qui a réussi, par la seule force de ses bras à s’élever dans la hiérarchie sociale. C’est le self-made man typique devenu propriétaire d’un ranch et de terres aux dimensions gargantuesques, tout en menant les hommes (et les femmes) comme on mène le bétail, sans états d’âme particuliers. La décoration de son intérieur le rattache au monde de la nature: les cornes d’une vache, la Texas Longhorn, trônant fièrement au-dessus de l’âtre, et une tête de bison taxidermisée  accrochée au mur, comme autant de trophées, matérialisent l’opulence de son propriétaire et sa fonction essentielle: éleveur de bétail et chasseur de bisons. Une rangée de Winchester, bien alignées dans une armoire vitrée, témoigne des moyens que peut employer Craig pour parvenir à ses fins. Les problèmes pour lui se règlent le fusil ou le colt à la main. Nul besoin de faire appel à la loi, puisqu’il l’incarne, mais sans en avoir le mandat. Bien calé dans son fauteuil de cuir noir, un cigarillo et un verre d’alcool dans la main droite dont l’annulaire est cerclé par une grosse bague, Craig, pourtant doté d’une forte personnalité, se laisse pour l’instant dominer par Matt. Habillé comme un cowboy, gilet en cuir, jeans, chemise rayée au col bien ouvert quant à lui, le grand propriétaire incarne le pouvoir sans partage. Il cherche par tous les moyens à protéger son fils qui se révèle être, à ce moment-là, sa seule faiblesse. En dépit de leur amitié ancienne, deux mondes antinomiques s’affrontent donc: Craig incarne un Ouest individualiste, sanguin, bourru, violent au besoin, ancré dans les immenses espaces des Grandes Plaines américaines, confronté au monde de la ville de Matt, de l’ordre et de la civilisation  au service de la collectivité.


samedi 10 décembre 2016

Le prédicateur chez Delmer Daves


« Malades, venez à moi, j’imposerai mes mains sur vous et mes mains vous guériront » ! Dans La Colline des potences (The Hanging Tree, Delmer Daves, 1959), Grubb (George C.Scott, délicieusement déjanté), extatique, déguenillé, mal rasé, une bouteille d’alcool caché sous son manteau, se lance dans un sermon aussi hallucinant qu’inquiétant. Avec une violence et une rage à peine contenues, le prédicateur débite ses versets bibliques et menace les patients du docteur Joseph Frail (Gary Cooper) en leur intimant de quitter sur le champ la salle d’attente à ciel ouvert de ce camp de chercheurs d’or, quelque part au Montana. Prétextant être doté de pouvoirs thaumaturgiques, le charlatan-guérisseur exalté se heurte à la science et à l’expertise de son concurrent qui ne ménage pas sa peine auprès des plus démunis. Tout à sa logorrhée faisant office de psychotrope, et attiré par cette fièvre de l’or qui irradie tout le camp des mineurs, Grubb incarne le fanatisme religieux et ses dérives sectaires. Capable dans un même élan de citer la parole de Dieu et de pousser une foule à lyncher Joseph Frail, ce prédicateur, tel un Savonarole aux petits pieds, veut dominer cette petite communauté en dénonçant ses supposées corruptions morale et spirituelle. Dans son esprit dérangé et perverti, il n’hésitera pas à créer son propre Bûcher des Vanités en mettant le feu au camp qu’il considère comme une nouvelle Gomorrhe. Mais son homélie ne rencontre que l’indifférence et l’apathie. Filmée en contre-plongée, sa silhouette, revêtue d’un cache-poussière qui dissimule à peine les loques qu’il porte sur lui, traduit une position effrayante pour mieux souligner la folie du personnage.

Le prédicateur est une figure récurrente du western. Il est, la plupart du temps, un personnage doté de caractéristiques assez éloignées du message d’amour et de compassion que tout messager de l’Église devrait incarner : qu’ils soient très à l’aise dans le maniement d’une mitraillette crachant ses rafales comme autant d’absolutions, à l’instar du prêtre Olivier Van Horn (Robert Mitchum dans La Colère de Dieu, Ralph Nelson, 1972) où le père de famille, névropathe et sadique, Preacher Quint (Donald Pleasence dans Will Penny, Tom Gries, 1968), nos saints hommes ont l’âme noire (mais avec un sourire goguenard pour Robert Mitchum !) et la gâchette facile, brandissant tour à tour la Bible et/ou le colt. Bénissant les brebis égarées pour mieux les égorger, ils ne représentent rien d’autre que les deux obsessions américaines indissociables que sont la religion et les armes à feu.


La douleur chez Steven Spielberg


Le monde de Christina (Andrew Wyeth, 1948)

Ce plan extrait du film de Steven Spielberg, Il faut sauver le soldat Ryan (Saving Private Ryan/1998) a été manifestement inspiré par le tableau d’Andrew Wyeth, Le Monde de Christina, peint en 1948. Des champs de blé s’étendent à perte de vue, une maison avec une grange attenante se détachent sur la ligne d’horizon, une route ou un chemin traversent cet espace ouvert et en apparence bucolique … mais une tension, un malaise traversent ces deux paysages. Andrew Wyeth a peint, chez lui à Cushing dans l’état du Maine, sa voisine Christina Olson, atteinte de poliomyélite, rampant sur le sol. Nous tournant le dos, Christina semble hurler, appeler à l’aide. Ses bras décharnés supportent à peine ce corps qui menace de se rompre. Chez Spielberg, la voiture qui se dirige vers la maison n’est pour l’instant qu’un point perdu dans cette immensité horizontale, uniquement perturbée par la verticalité de l’éolienne et celle des maisons. Mais nous savons que les passagers du véhicule sont sur le point d’annoncer à Madame Ryan la sinistre nouvelle de la mort de ses 3 fils sur une fratrie de quatre. Deux frères sont morts pendant le débarquement en Normandie sur les plages d’Omaha Beach et d’Utah Beach, et le troisième a péri en Nouvelle Guinée sur le front du Pacifique. 


Lorsque l’aumônier et l’officier sortent de la voiture, la mère a franchi le seuil de la maison en titubant et s’effondre sur le perron. Brisée, déchiquetée par le chagrin qui la submerge, elle rejoint Christina dans la même position semi-couchée, incapable de se relever. L’air lui manque, le monde autour d’elle s’écroule, une oppression sans nom déchire tout son être. Le réalisateur choisit de filmer cette douleur muette avec pudeur. Les dialogues sont absents, et seule une musique extradiégétique, donc non entendue par les personnages, vient troubler l’accablement de la mère. Son cri intérieur et infini est d’autant plus oppressant que nul ne l’entend. La caméra est restée à l’intérieur et garde par rapport à cette mère éplorée, une certaine distance respectueuse pour mieux la laisser seule face à ces deux hommes. L’espace domestique est déjà endeuillé, et la photographie à droite de l‘écran montrant les quatre frères enlacés ne fait qu’accentuer le vertige qui a saisi Madame Ryan. Ce cadre photographique, souvenir d’un passé pas si lointain, repose sur un poste TSF qui permettait à la mère de suivre les campagnes militaires de l’armée américaine en Europe et en Asie, tout en lui donnant l’illusion de pouvoir s’attacher aux destinées de ses enfants. Mais, ce que la radio ne peut lui annoncer, l’arrivée de ces deux hommes le fera. L’épuration de la séquence, le refus de la moindre virtuosité stylistique – une caméra fixe en plongée – sont les contrepoints parfaits du drame qui est en train de se jouer, donnant à ce moment un sens tragique et cruel.


mardi 6 décembre 2016

L'accusé chez Sidney Lumet


La puissance de l’interprétation des jurés (Henry Fonda et Lee J.Cobb pour ne citer qu’eux) du film de Sydney Lumet (Douze hommes en colère/Twelve Angry Men, 1957) en fait presque oublier le visage de celui qui est l’enjeu des débats. Un jeune homme, dont le nom ne sera jamais prononcé, (John Savoca, si fugitivement représenté qu’il n’a pas été crédité au générique du film) est accusé d’avoir assassiné son père. Si les douze jurés se prononcent sur sa culpabilité, celui-ci sera condamné à mort. Le film débute avec ce plan rapproché épaule qui cadre l’accusé de manière particulièrement poignante. Assis dans le box des accusés, le visage au bord des larmes et les lèvres serrées par la peur qui l’habite, le jeune homme suit du regard les douze hommes en train de partir pour délibérer dans un huis clos décisif. Un éclairage oblique divise son visage en deux, matérialisant la dichotomie entre son innocence et sa culpabilité. L’ombre qui obscurcit son front et une partie de sa joue droite endeuille son regard d’une aura sinistre que la blancheur du reste de son visage n’arrive pas à dissiper. L’axe de la perspective, en plongée, contribue à souligner la fragilité du jeune homme. Celui-ci n’est pas vu en caméra subjective par l’un des jurés, mais par le regard du metteur en scène. Ce regard donne déjà le point de vue du cinéaste. Sidney Lumet est un humaniste militant, pourfendant dans tous ces films les injustices (Douze hommes en colère est son premier film), la corruption (Serpico, 1973) et les turpitudes de la télévision (Network, 1976) tout en défendant les perdants et les laissés-pour-compte de la société (Un après-midi de chien/Dog Day Afternoon, 1975). Par le placement de la caméra, le choix des éclairages et le jeu tout intériorisé de l’acteur, le réalisateur nous dit déjà que l’accusé est autre chose que ce parricide que tout accuse, qu’il ne peut pas avoir commis l’irréparable ou qu’un doute raisonnable doit au moins lui être profitable. La supplication muette de l’infortuné jeune homme contraste totalement avec ce que nous allons apprendre de lui tout au long des délibérations du jury : son enfance difficile et la violence d’un quartier déshérité qui aurait armé son bras meurtrier. Et si son nom n’est pas prononcé, pas plus que ceux des jurés (sauf dans les toutes dernières secondes pour deux d’entre eux), c’est que Sidney Lumet veut donner à son propos une valeur universelle, une dimension humaine qui dépasse tous les archétypes. Dans un pays qui applique la peine de mort pratiquement sans discontinuer depuis 1608 (avec des degrés divers selon les États), ce film fait figure de jalon essentiel pour tous les abolitionnistes de la peine capitale.


La solitude chez Tom Hooper


Dans Le Discours d’un roi (King’s Speech de Tom Hooper/2010), Colin Firth campe, au Royaume-Uni, un extraordinaire prince Albert, duc d’York et deuxième fils du roi George V. Il est sur le point de faire le discours de clôture de l’Exposition coloniale britannique au stade de Wembley en 1925. Mais le bégaiement dont il souffre depuis l’enfance, rend cette tâche aussi insurmontable qu’humiliante. Observé par des milliers d’yeux, celui qui représente la monarchie du pays « sur lequel le soleil ne se couche jamais » ânonne un discours qui se transforme en chemin de croix. En effet, l’épreuve est d’autant plus douloureuse que le duc s’adresse, en même temps, à tous les habitants des colonies britanniques par l’intermédiaire de cet instrument de torture qu’est le micro devant lequel il se tient. La radiodiffusion, nouvelle forme de communication de masse, rend cette tentative de discours politique du prince encore plus préoccupante. Isolé au sommet de sa tribune, l’homme au chapeau haut-de-forme et à la redingote est paralysé par la peur et les mots ne sortent de sa gorge que par intermittence. Tom Hooper a construit son plan et son personnage principal tout en perspective. Cadré en vision frontale et en contre-plongée, le prince Albert est au bout des diagonales qui forment autant de lignes de fuite partant des spectateurs placés en contrebas tout en  prolongeant notre propre regard. De part et d’autre de l’infortuné orateur, d’autres regards prolongent cette fois-ci des horizontales – des lignes d’horizon - qui finissent par l’enfermer dans cette fonction de représentation qu’il ne désire pas. Enfin, le cadre est très précisément coupé en deux parties égales par cette verticale qui sépare deux lignes de spectateurs, rejoignant le même point de fuite précédent, matérialisé cette fois-ci par le micro. Au milieu de la foule respectueuse mais néanmoins terriblement embarrassée par les troubles de son expression verbale, le prince Albert – Bertie pour les intimes – est plus que jamais figé dans la solitude de son calvaire, encore accentuée par la toiture qui semble l’écraser. Paradoxalement, ce begaiement l’humanise et le fragilise aux yeux de la foule qui n’éprouve que de la compassion teintée de tristesse à son égard. À ce moment-là, le prince n’est plus que cet homme ordinaire luttant contre des mots qui ne veulent pas sortir de sa bouche. En tant que futur roi, il saura s'en souvenir dans sa lente mais nécessaire autoformation élocutoire.


vendredi 2 décembre 2016

Le liquide oxygéné chez James Cameron


Abyss (James Cameron/1989) est un film tout à fait étonnant. Film sur la Guerre froide – un sous-marin nucléaire américain coule au fond des océans avec son chargement d’ogives que convoitent les Soviétiques -, film de science-fiction, thriller, le cinquième long-métrage de James Cameron se transforme, progressivement et sans crier gare, en conte métaphysique. À ce moment-ci, Bud Brigman (Ed Harris, totalement immergé dans son rôle), le contremaître de l’équipage de prospection sous-marine d’une plate-forme pétrolière, revêt un scaphandre afin de désamorcer une ogive nucléaire qui a basculé dans les abysses d’une fosse sous-marine, à plus de dix mille mètres de profondeur. Face au risque que représente une plongée dans ces profondeurs aqueuses à la verticalité démesurée, et pour supporter la pression terrible qui va s’exercer sur lui, un membre des Navy Seal, la force spéciale de la marine américaine, remplit le scaphandre de Bud d’un liquide orangé que celui-ci finit par avaler. Ventilés par ce liquide au contenant oxygéné qui remplit son appareil respiratoire, les poumons de Bud continuent de fonctionner normalement. Ce retour à l’état de fœtus, alimenté par ce qui fait figure de liquide amniotique, nous fait basculer, à l’instar de la fosse que va devoir affronter Bud, dans une symbolique polysémique vertigineuse. Ce liquide, protecteur et régénérateur permet un retour à la matière originelle, au ventre de la mère, à l’aurore de la vie humaine. Mais il incarne aussi une passerelle, en apparence contradictoire, entre la noyade et donc la mort et la respiration et donc la vie. Engoncé dans cet habitacle, les yeux mi-clos et les lèvres entrouvertes, incapable de parler, Bud est déjà entré dans un monde de silence et communique désormais avec son entourage en utilisant un clavier numérique installé sur son bras gauche. Cette fusion entre technologie et organicité crée un troublant sentiment d’émerveillement teinté d’inquiétude. Titanic (1997) et Avatar (2009) ont confirmé par la suite cette obsession de James Cameron pour l’humain confronté à la science. Celle-ci n’a pas toujours le dernier mot et dans Abyss, les bas-fonds de l’océan peuvent révéler des mystères que la raison humaine ne peut appréhender. Michel Cieutat nous dit que « l’homme est né de l’eau et n’aspire qu’à s’y replonger » (1).  Fort de cette submersion interne et externe et protégé par ce liquide emprisonné dans son casque, Bud peut désormais affronter l’obscurité des eaux profondes dans une plongée hypnotique qui renvoie à nos peurs primitives et ancestrales du gouffre ou du tombeau sans fond.

(1) Les grands thèmes du cinéma américain, tome 1 de Michel Cieutat, les Éditions du Cerf, 1988, p.105.