vendredi 26 janvier 2018

La pionnière chez Howard Hawks


Dans Red River (Howard Hawks, 1948), Tess Milay (Joanne Dru) est une femme hors du commun. Au cours de l’attaque d’un convoi par un groupe d’Indiens, Tess vient de recevoir une flèche dans l’épaule droite. En bonne pionnière, elle a probalement dû traverser mille périls : la traversée de déserts brûlants et de rivières en crue, le franchissement de cols enneigés, les descentes de falaises abruptes par les chariots et, inévitablement, l’attaque des Indiens (forcément hostiles en 1948). N’ayant pas froid aux yeux, elle fait le coup de feu  aux côtés des hommes, lorsqu’un Indien mal intentionné lui décoche ce trait, clouant Tess à une planche en bois qui lui sert de dossier. La longueur de la flèche, son empennage très travaillé bien visible et l’habileté de l’archer témoignent de la puissance de l’impact. Mais en dépit de la douleur qui doit irradier tout son corps, et alors que l’affrontement fait rage, pas un battement de cil, pas un tressaillement, pas le moindre gémissement ne viennent pertuber la conversation qu’elle a, à cet instant, avec Matthew Garth, Matt pour les intimes, un cowboy accouru il y a peu de temps pour défendre le convoi. En dépit donc d’un probable calvaire intérieur, elle poursuit une conversation de salon, comme si de rien n’était, cherchant manifestement à faire passer sa souffrance pour un léger désagrément, une contrariété passagère, au plus, un agacement transitoire. Mais ses yeux énamourés, tranchant avec son attitude aussi farouche que désinvolte, ne trompent pas, puisqu’en face, celui qui incarne Matt n’est autre que Montgomery Clift dans son premier rôle au cinéma. Cet acteur au physique avantageux n’a pas encore tenu dans ses bras Elisabeth Taylor, Donna Reed ou Marilyn Monroe, mais cela ne saurait tarder. Pourtant avec Joanne Dru, il ne perd rien au change. Comme souvent dans le cinéma de Hawks, le couple se toise d’abord, s’observe de loin, se lance quelques piques bien senties, tourne autour de l’autre comme les Indiens tournent autour du convoi, puis se rapproche en cercles concentriques de plus en plus serrés.  L’attitude de Tess dénote surtout une confiance en soi inébranlable. Ni épouse, ni mère, ni femme fatale, la jeune pionnière se mesure avant tout à sa capacité à maîtriser son destin indépendamment des hommes, et se rapproche ici du personnage de Vienna (Joan Crawford dans Johnny Guitar de Nicolas Ray, 1954). Toutes deux incarnent des femmes ne dépendant que d’elles-mêmes, organisant leur vie comme elles l’entendent, choisissant les hommes pour lesquels leur féminité représente toujours un défi. Pour Tess, cet itinéraire est un voyage initiatique au cours duquel la femme conquiert progressivement un rang égal à celui des cowboys et autres personnages masculins. Figure incontournable du western, la pionnière est présente à l’écran sous les traits de Sabra Cravat (Irene Dunne, dans La Ruée vers l’Ouest/Cimarron de Wesley Ruggles, 1931), de Denver ( Joanne Dru encore , dans le Convoi des braves/Wagon Master de John Ford, 1950) ou encore de Fifi Danon (Denise Darcel dans Convoi de femmes/Westward the Women de William A. Wellman, 1951). Toutes ces femmes mythifiées symbolisent une école de l’audace et de l’intrépidité qui doit triompher de toutes les épreuves que le convoi rencontre sur son chemin vers la Terre promise. Libérées des conventions , elles revendiquent un rôle et une place que peu de cinéastes ont su capter dans un genre cinématographique très masculinisé. 


dimanche 21 janvier 2018

La mise en scène chez Elia Kazan


Dans Panique dans la rue (Panic in the Streets, 1950), Elia Kazan fait preuve d’une grande maîtrise de la mise en scène. Blackie (Jack Palance), un truand de la Nouvelle-Orléans, tente de fuir la police lancée à ses trousses en se mouvant péniblement sur les poutres d’un ponton bordant le Mississippi. Porteur du virus de la peste bubonique tout en l’ignorant, il doit être au plus vite retrouvé par les forces de l’ordre pour empêcher la contamination de toute la ville et par extension du pays. La mise en scène oppose deux mouvements contraires : celui de Blackie, vers la gauche, au niveau de l’eau, invisible aux yeux des policiers et celui vers la droite, des voitures et des motards sur le quai, à quelques centimètres au-dessus de la tête du fugitif. Blackie, fébrile et affolé comme une bête traquée suintant la peur, se déplace maladroitement, manque de tomber dans les eaux boueuses, se redresse, poursuit sa course fiévreuse et désespérée, rechute une nouvelle fois pour se relever enfin. Malade et peu fringant, il n’en fait qu’à sa tête et son corps, courbé le plus bas possible, tendu à l’extrême, menace de rompre à tout moment alors que les sirènes hurlantes de la police et les crissements de pneus retentissent au-dessus de lui. Visiblement, l’idée de se rendre ne vient aucunement à l'esprit. Pas moyen de reculer ni de jeter un rapide coup d’œil  sur l’agitation qui règne sur le port. La tension de la séquence provient de cette circulation du regard entre les deux pôles séparés par la poutre horizontale qui soutient l’embarcadère. Ce plan est purement objectif, car destiné exclusivement au spectateur puisque lui seul a connaissance de ce que les protagonistes de la séquence ignorent. Venu du théatre et à l’instar d’un Orson Welles, Elia Kazan place tous les éléments de son action dans le plan, associant le général (une traque sur les quais de La Nouvelle-Orléans) au particulier (Blackie haletant sur les poutres) dans une unité de temps, de lieu et d’action. Dans ce film noir, tourné en 1950 en pleine Guerre froide, il est bien difficile de trancher sur le fond du film. À travers la peste, Elia Kazan a-t-il voulu dénoncer le communisme ou le maccarthysme ? Lui qui avait adhéré au parti communiste en 1934, en a été exclu en 1936, mais n’avait pas encore dénoncé devant la Commission des Activités anti-américaines (il le fera le 10 avril 1952), les acteurs et réalisateurs communistes passés ou présents qu’il connaissait. En dépit de cette tache qui va le poursuivre toute sa vie, Elia Kazan laisse en héritage une exceptionnelle mise en scène, mêlant rigueur esthétique et violence sociale qui s’épanouira encore davantage dans Un Tramway nommé Désir (A Streetcar Named Desire, 1951), Sur les quais (On the Waterfront, 1954) ou encore La Fièvre dans le sang (Splendor in the Grass, 1961).


vendredi 5 janvier 2018

Le masque chez Albert Dupontel


Entre La Vie et rien d’autre (Bertrand Tavernier, 1989) et Un long dimanche de fiançailles (Jean-Pierre Jeunet, 2004) en passant par La Chambre des officiers (François Dupeyron, 2001), le cinéma français continue de fouailler la plaie purulente de la Première Guerre mondiale. Au revoir, là-haut (Albert Dupontel, 2017), inspiré du livre éponyme de Pierre Lemaître, montre à travers une « gueule cassée » le traumatisme physique et moral de tous ces combattants survivants qui tentent de se reconstruire après avoir subi d’effroyables blessures. Edouard Péricourt (Nahuel Pérez Biscayart) est l’un de ces anciens poilus sans visage ou presque, qui a vu « arriver à sa rencontre un éclat d’obus gros comme une assiette à soupe. Assez épais et à une vitesse vertigineuse » (1). La moitié inférieure de son visage ayant disparu, et pour cacher cette plaie béante, Édouard décide de créer des masques plus originaux les uns que les autres, autant pour se protéger du regard d’autrui que pour se prouver à lui-même qu’il est encore un être humain. Artiste confirmé, il commence par dessiner des modèles puis malaxe le plâtre et les pigments de toutes les couleurs, pour donner forme à cette seconde peau, plaquée sur une grande partie de son visage. Cet acte de dissimulation lui permet également  d’exister envers et contre tout, puisqu’il a choisi d’être déclaré mort au champ d’honneur pour ne pas avoir à affronter le regard de sa famille. Comme sur une scène de la Comedia dell arte, mais à l’inverse du masque de Polichinelle qui évoque la laideur avec ses verrues sur le front, ses joues tombantes et son nez crochu de vautour, le masque bleu d’Édouard, finement travaillé et riche en arabesques, l’autorise à endosser une nouvelle personnalité, à déguiser sa laideur et à se faire le héros de sa propre tragédie. Mais en dépit de cette sensibilité artistique d’un écorché vif, et parce qu’il s’agit précisément d’un masque, l’inquiétude du regard, soulignée par la lumière blafarde projetée par la lampe à pétrole qu’il tient dans sa main, donne à Édouard une dimension inquiétante, étrange, quelque chose qui ressemble à de la fatalité et à du désespoir. Privé d’une parole intelligible, et désormais marginalisé, Édouard n’a que ses yeux pour hurler l’effroi de sa condition qui le ramène sans cesse à la guerre, cette entreprise de destruction généralisée des corps et des âmes, commanditée et organisée par des États et des états-majors de salon. S’il décide de monter une opération d’escroquerie visant à vendre des monuments aux morts qui n’existent pas, c’est plus pour se venger de ces autorités responsables de sa déshumanisation que par appât du gain. Sous son attrait esthétique, le masque favorise la mascarade à laquelle se livre Édouard, seule susceptible de le maintenir en vie dans un monde qui veut désormais oublier et s’étourdir dans « les années folles ».

(1)  Au revoir là-haut de Pierre Lemaître, Albin Michel, 2013, p.52


jeudi 4 janvier 2018

L'omniscience chez Jerry Thorpe

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Ces deux photogrammes sont extraits du film de Jerry Thorpe, Le Jour des Apaches (Day of a Evil Gun, 1968), un western aussi singulier que séduisant. L’attaque par les Apaches d’un village dans lequel un groupe de Blancs s’est retranché est un archétype du genre. Hugo Fregonese (Quand les tambours s’arrêteront/Apache Drums, 1951) et John Sturges (Le Trésor du pendu/The Law and Jake Wade, 1958) s’étaient déjà pliés à cette figure de style à  haute valeur dramatique ajoutée. Jerry Thorpe filme cet affrontement de manière tout à fait originale. La séquence dure cinq minutes et la caméra cadre à plusieurs reprises, en plongée, ce plan de grand ensemble.Tout est immédiatement visible grâce à la profondeur de champ. Plus la distance est grande, plus le champ de vision est large, et plus les personnages apparaissent minuscules autour de ces habitations abandonnées en adobe et en bois, perdues au beau milieu du désert brûlant. Ce décor naturel, par son immensité et sa profondeur, réduit encore davantage tous les personnages qui se déplacent dans le cadre. Le photogramme 1 signale le début de l’attaque. Le groupe de déserteurs de l’armée américaine est en train de se disperser, alors que l’un des leurs gît sur le sol, mortellement blessé par une flèche. Simultanément, quatre groupes d’Apaches surgissent littéralement du désert pour courir le long des crêtes sableuses, opérant un vaste mouvement d’encerclement. Le spectateur est ici omniscient et son regard circule d’un groupe à l’autre, rendant l’action particulièrement dynamique. Ce dispositif cinématographique permet de dramatiser l’enjeu principal qui est de montrer, en même temps, assaillants et défenseurs ainsi que le piège dans lequel se trouve enfermé le groupe de soldats. Jerry Thorpe contourne le montage alterné en traitant tous les personnages de manière égale, sans hiérarchie, tout en incluant le spectateur  dans l’espace fictionnel grâce à la netteté du plan. Le photogramme 2 clôt la séquence. Deux autres cadavres de soldats ont rejoint le premier et gisent au milieu de la rue principale, alors que trois groupes d’Apaches sont en train d’évacuer leurs morts : celui de gauche, courant devant un bâtiment en ruines, celui sur le toit de la maison au premier plan, et le troisième, escaladant une dune avant de disparaître à l’horizon. L’utilisation systématique de la plongée écrase la scène et les belligérants tout en homogénéisant, dans sa continuité, la dramaturgie qui trouve ici son épilogue : les pertes sont lourdes de part et d’autre, l’affrontement a fait rage mais les armes se sont tues désormais pour laisser la place à un silence sépulcral. Le point de vue qui structure l’image est parfaitement équilibré entre l’absence de sons intra et extradiégétiques et la présence d’une tension visuelle entre un espace hostile et des hommes qui le traversent à leurs risques et périls. Dans ce décor inquiétant et par définition figé, tous ces personnages confrontés à la mort représentent des points d’appui pour le regard, offrant ainsi le maximum d’éléments susceptibles de saisir une action prise sur le vif.