mardi 27 décembre 2022

La femme fatale chez John Berry

 

Dans le registre de la femme fatale, que le film noir à partir des années 40 a su hisser au rang d’archétype particulièrement vénéneux, Audrey Totter est certes moins connue que Barbara Stanwyck, Gene Tierney, Ava Gardner ou Lana Turner[1], mais n’en demeure pas moins une actrice capable d’interpréter, comme Jane Greer[2] ou Joan Bennett[3], des rôles d’une noirceur aussi abyssale que ceux tenus à la même époque par ses glorieuses consœurs. En observant le photogramme, un spectateur non averti pourrait penser, en toute innocence, que Claire Quimby (Audrey Totter donc) est en mal de maternité, ruminant son désir d’enfant jusqu’à l’obsession pour projeter ses frustrations sur la poupée en porcelaine qu’elle tient fermement dans ses mains. Qu’on ne s’y trompe pas, dans Tension (John Berry, 1949), Claire est l’antithèse de la mère et de l’épouse fidèle. Elle est tout au contraire une prédatrice perfide, une garce sans scrupules, une mante religieuse avide de satisfactions matérielles et sexuelles, bien incapable de penser à autre chose qu’à ses pulsions de domination sur les hommes. Sensuelle, intelligente et surtout manipulatrice, insensible aux dommages qu’elle laisse dans son sillage, cette Clytemnestre réduit le monde aux bars et aux boîtes de nuit qu’elle fréquente assidûment, multiplie les rencontres amoureuses de hasard, loin de son mari Warren Quimby (Richard Basehart), pharmacien de son état, qu’elle méprise profondément. Dans cette chambre qui fut nuptiale, revêtue d’une longue robe d’intérieur blanche faite d’un tissu fluide et léger, Claire observe intensément, dans un fétichisme troublant, la poupée qu’elle vient de sortir d’une valise. Cette poupée apparaît à intervalles réguliers, tantôt posée sur le lit ou sur le ventre d’un des multiples amants de Claire comme le lieutenant de police Bonnabel (Barry Sullivan), tantôt rangée dans une valise pour mieux accompagner les déplacements de sa propriétaire. Derrière Claire, un petit chien noir en peluche et un chat en faïence reposent sur le plateau d’une commode et complètent le portrait non pas d’une adulte restée en enfance, mais bien au contraire d’une femme qui ne peut envisager son entourage qu’en termes de passivité, d’ornement ou d’apparence et qu’elle peut utiliser à sa guise. Comme cette poupée, son mari et ses amants ne sont que les jouets de sa vanité, des objets qu’elle ne prétend même pas aimer, mais qui sont là pour bien lui prouver que, face à leur médiocrité, elle ne peut que briller. Avec cette perception du temps altérée puisqu’il lui faut tout, et tout de suite, les motivations de Claire sont donc exclusivement financières – le sexe n’étant qu’un moyen pour obtenir ce qu’elle cherche - au contraire d’une Ellen Berent (Gene Tierney)[4] pathologiquement jalouse de quiconque, homme ou femme, approchant de trop près son mari.  Intérêt et plaisir personnels sont donc étroitement mêlés dans une fuite en avant qui ne peut que mal finir. Le destin de la femme fatale est toujours celui de la punition puisqu’elle incarne le désir, l’avidité et la destruction en transgressant le conservatisme et les structures patriarcales de son temps. Hors écran, pendant la Seconde Guerre mondiale, les femmes étaient entrées en masse sur le marché du travail pour s’émanciper matériellement et socialement au grand désarroi, une fois la guerre terminée, des combattants de retour du front. Il faut donc sur les écrans et pour servir une vision du monde toujours misogyne, leur faire payer cher cette indépendance.



[1] Respectivement Assurance sur la mort (Double Indemnity, Billy Wilder, 1944), Péché mortel (Leave Her to Heaven, John M. Stahl, 1945), Les Tueurs (The Killers, Robert Siodmak, 1946) Le Facteur sonne toujours deux fois (The Postman Rings Always Twice, Tay Garnett, 1946)

[2] La Griffe du passé (Out of The Past, Jacques Tourneur, 1947)

[3] La Femme au portrait (The Woman in the Window, Fritz Lang, 1944)

[4] Ibid.




mardi 1 novembre 2022

La démythification en marche chez William A. Wellman


Bien avant Robert Altman (Buffalo Bill et les Indiens/Buffalo Bill and the Indians, or Sitting Bull’s History Lesson, 1976), William A. Wellman démythifie – timidement certes, nous sommes en 1944 et les États-Unis ont besoin de héros - la stature de cette figure héroïque, emblématique de la mythologie de l’Ouest américain, qu’est William F. Cody, alias Buffalo Bill, un aventurier, tour à tour éclaireur, cavalier du Pony Express, chasseur de bisons et tueur d’Indiens, adulé de son vivant, confondu avec sa légende tissée, autant par ses soins que sous la plume du journaliste Ned Buntline, entre réalité et fiction.  Réalisé après L’Étrange incident (The Ox-Bow Incident, 1943), un western dénonçant le lynchage, Buffalo Bill (1944) est d’une ambivalence tragique. Victime d’une campagne de désinformation menée par ses nombreux ennemis qui ne lui pardonnent pas ses discours favorables aux Indiens, Buffalo Bill (Joel McCrea) se retrouve, désargenté, sur la scène d’un théâtre ambulant à Washington (voir le photogramme). Il n’a d’autre ressource que d’être cette marionnette pathétique rejouant son passé devant un public fasciné et totalement illusionné. Un court instant, comme l’indique le titre du spectacle rédigé derrière lui, Buffalo Bill est ce saltimbanque, plus P.T. Barnum que Wild Bill Hickok, se mettant dérisoirement en scène, acteur de lui-même et de ses exploits, mimant ses chasses aux bisons et ses combats contre les Indiens. Reflet dérisoire de ce qu’il fut, caricature grotesque du personnage qu’il incarna, il s’affiche comme une attraction, première étape du divertissement de masse matérialisé par le cirque du Wild West Show qu’il créera en 1883. Il a commencé, à ce moment du film, à faire de sa vie une mise en scène, une représentation du mythe de la Conquête de l’Ouest, menée de manière triomphante et conquérante par un peuple de migrants déterminé à implanter la civilisation en lieu et place d’un espace sauvage. Celui qui galopait librement dans les grands espaces de l’Ouest, se retrouve désormais sur un cheval de bois, immobile sur un tapis roulant dont la force motrice est actionnée à l’aide d’une manivelle par un homme dans les coulisses (au premier plan à gauche du cadre). Revêtu d’un stetson blanc, d’une veste et d’un pantalon à franges, l’ancien éclaireur avance bien vers nous, mais sans mouvements, pétrifié dans une trajectoire rectiligne, prédéterminée, tout en déchargeant dans un panache de fumée, mécaniquement et sans émotion particulière, ses deux colts sur de minuscules silhouettes cartonnées d’Indiens à cheval.  Parodiant le bruit d’une cavalcade en entrechoquant deux boules en bois, un deuxième homme (au premier plan à droite du cadre) caché derrière le rideau de scène, parachève le simulacre de cet affrontement qui tient plus de la flétrissure du réel que de la nostalgie d’une épopée magnifiée. Pour le bonimenteur d’estrade (de dos, en costume et chapeau melon), il faut divertir les masses et produire l’image d’une légende dorée, mensongère et largement idéalisée pour donner à l’Amérique un héros qu’elle pourra admirer. Loin du panégyrique béat d’un Cecil B. DeMille (Une Aventure de Buffalo Bill/The Plainsman, 1936), voire d’un Jerry Hopper (Le Triomphe de Buffalo Bill/Pony Express, 1953), William A. Wellman, de manière feutrée, susurre à ceux qui veulent l’entendre, et dans une modernité confondante, que l’illusion médiatique est devenue plus réelle que la réalité.  



 
   

La neige chez Sergio Corbucci


Utah, 1898 : un cavalier, surgi de nulle part, avance lentement et avec difficulté, à travers une immensité neigeuse transformée en un épais manteau blanc ondulant, immaculé. Il est entré par la droite du cadre, comme par effraction, avec prudence, souillant par sa présence et les traces qu’il laisse derrière lui, un territoire jusque-là figé dans sa pureté et sa froide monotonie. Comme dans les mauvais rêves, le temps paraît suspendu et la silhouette menace d’être submergée par cet univers de glace. L’absence d’horizon, de lignes de fuite, de repères, la disproportion entre la place réduite du personnage et la vastitude de blanc qui l’enferme font de cet espace un huis clos à ciel ouvert, un espace dans lequel l’œil se perd, juste au-dessus du sol et au-dessous du ciel, étouffant dans son atmosphère cotonneuse, inquiétant par les morsures que l’air froid fait subir à celui qui le traverse. Les chutes de neige des journées précédentes ont rendu le sol invisible, mais rien ne semble troubler le sens de l’orientation du cavalier qui suit en ligne droite un itinéraire connu de lui seul. Le surgissement de cet homme (Jean-Louis Trintignant) donne au plan sa puissance narrative et une forte valeur indicative que la musique d’Ennio Morricone, lancinante, minimaliste et feutrée comme des flocons de neige portés par le vent, tend encore à accentuer : à l’instar de l’apparition de Django portant sur son dos une selle tout en traînant, sur un chemin boueux, un cercueil[1], la mort est en marche dans cette solitude glacée. Ce personnage mystérieux qui accapare toute l’attention, nous est montré comme un prédateur, un oiseau de proie. Revêtu de noir et emmitouflé dans une cape lui couvrant tout le corps, trop éloigné pour que nous puissions distinguer son visage, ne formant qu’un avec sa monture, nous le devinons, sans attache, itinérant, attentif à tout ce qui bouge, déterminé à affronter, l’arme au poing, les périls qui se dressent sur sa route. Cette apparition exsude une atmosphère sinistre et oppressante pour donner au plan une dimension fantasmagorique et justifier ce dialogue ultérieur concernant son habileté avec une arme à feu: « Pour être aussi rapide, il faut être le Diable ». « Qui est-ce qui t’a dit que ce n’était pas le Diable ? ». Depuis les premiers plans du film, nous savons qu’il y a au même moment un hors-champ, comme un signe annonciateur de la violence à venir, constitué de trois paires d’yeux sombres et pénétrants perçant les broussailles, scrutant en contrebas la silhouette noire qui se détache nettement dans cette lumière spectrale. Dans Le Grand Silence (Il Grande Silenzio, 1968), le réalisateur italien Sergio Corbucci inverse les codes du western, une forme d’art fondamentalement américain: au désert de sable brûlant, il préfère le désert de glace, aux chevauchées fougueuses, des chevaux au pas avec de la neige jusqu’aux genoux, aux ciels bleus immenses, des ciels obscurcis par les tempêtes hivernales et le brouillard. L’Ouest de Corbucci est figé, marmoréen, un enfer blanc aux antipodes des prairies d’un George Stevens ou d’un Anthony Mann. Mais Corbucci va encore plus loin: privilégiant un ascétisme visuel, il subvertit le western en mettant en scène ici l’invisibilité du paysage de l’Ouest américain pourtant traditionnellement considéré comme le réceptacle d’un enracinement progressif de la civilisation au détriment du monde sauvage. Ici, rien de tout cela. L’hiver modifie les paysages jusqu’à les faire disparaître en rétrécissant le monde devenu passif pour mieux mettre à nu la barbarie des hommes qui le peuplent. Seuls comptent désormais la brutalité, la survie, la mort et le nihilisme. Cette dimension crépusculaire et désespérée donne toute sa puissance à ce film qui mêle le sang à la neige.  En dépit de leur rareté, les westerns hivernaux ont malgré tout su, avant et après Le Grand Silence, défier la logique du genre: de Les Bannis de la sierra (The Outcasts of Poker Flat, Joseph M. Newman, 1952) à John McCabe (McCabe and Mrs Miller, Robert Altman, 1971) en passant par Track of the Cat (William A. Wellman, 1954) et surtout La Chevauchée des bannis (Day of the Outlaw, André de Toth, 1959), la neige matérialise la solitude et l’isolement pour mieux amplifier les passions humaines. Aucun de ces westerns américains – à l’exception peut-être de John McCabe - n’atteindra néanmoins ce vertigineux degré de noirceur que Le Grand Silence révèle. Quentin Tarantino saura se le rappeler lorsqu’il tournera Django déchaîné (Django Unchained, 2012) et Les 8 Salopards (The Hateful Eight, 2015), directement influencés par le cinéma de Sergio Corbucci et auxquels Django pour le premier et Le Grand Silence pour le second serviront de matrice.



[1] Franco Nero dans Django réalisé en 1966 par le même Corbucci.





samedi 10 septembre 2022

La culpabilité chez Steven Spielberg




Brooklyn, au bord du détroit de l’East River, 1973. - A-t-on accompli quoi que ce soit ? Chaque homme que nous avons tué a été remplacé par pire. Dites-moi ce qu’on a fait ? dit à Ephraïm (Geoffrey Rush, à droite du photogramme 1) Avner Kaufman (Eric Bana, à gauche du même photogramme) - Vous avez tué pour le bien d’un pays que vous choisissez de quitter maintenant. Le pays que vos parents ont construit, où vous êtes né. Vous avez tué pour Munich, pour l’avenir, pour la paix lui rétorque Ephraïm - Il n’y a pas de paix au bout de ça, quoi que vous pensiez, répond Avner d’un ton désabusé. Et Ephraïm, après avoir refusé l’invitation d’Avner de rompre le pain chez lui, choisit de tourner les talons pour s’éloigner d’un pas déterminé et sortir du champ par la droite du cadre (voir le photogramme 1). Jusqu’à cet instant fixe, la caméra opère un travelling latéral, toujours en plongée, pour suivre Avner en sens opposé, le regard tourné vers la droite, en direction de la skyline de Manhattan d’où émergent nettement, dans le lointain, les silhouettes des deux tours jumelles du World Trade Center (voir le photogramme 2). Spielberg termine Munich (2005) par ce plan autant emblématique du pessimisme qui irradie tout le film, qu’ annonciateur du drame à venir. À Brooklyn, dans un jardin d’enfants abandonné, envahi par les herbes folles et les broussailles, deux hommes que tout oppose désormais s’éloignent l’un de l’autre. Face à Ephraïm, un officier du Mossad, Avner n’est plus à cet instant à la tête du commando chargé de traquer et d’assassiner onze Palestiniens affiliés au groupe Septembre Noir et soupçonnés d’avoir planifié, un an auparavant aux Jeux olympiques de Munich, le meurtre de onze athlètes israéliens. Traumatisé et culpabilisé par les crimes accomplis au nom de l’État hébreu, Avner, incapable de la moindre résilience, refuse de poursuivre son chemin de croix et de rentrer en Israël qu’il juge désormais gangrené par cette certitude tout juste susurrée par la Première Ministre Golda Meir au début du film : «Toute civilisation est amenée à transiger avec ses propres valeurs dans des circonstances extrêmes ». Il se positionne donc clairement du côté du questionnement moral et humaniste – épousant en cela parfaitement le point de vue de Steven Spielberg – refusant que le droit se dérobe sous la force et que la violence réponde à la violence dans une spirale sans fin, alors qu’Ephraïm ne raisonne qu’en termes de realpolitik, de loi du talion et de force, en tant que mal nécessaire pour parvenir à la destruction de l’adversaire, et tout cela au nom de l’intérêt supérieur d’un État. Dans ce camaïeu de bleu inondant tout le plan pour mieux amplifier la solennité du moment, la composition des deux photogrammes joue essentiellement sur le contraste entre d’une part, les lignes horizontales formées par la limite des deux rives opposées, les jetées en bois et les eaux de l’East River, qui tranchent avec les lignes verticales de la skyline d’autre part, toutes deux étant reliées par la diagonale du regard d’Avner en direction des tours, comme pour mieux donner dans cette géométrie angoissante l’intuition de l’Histoire en marche. Se fait jour alors un lien de cause à effet entre les meurtres de Munich et les attentats du World Trade Center. Il ne s’agit plus d’Athènes, de Paris, de Genève, de Beyrouth ou de Londres, villes dans lesquelles Avner et ses hommes sont allés jusqu’au bout de leur contrat sanglant, mais de New-York, l’arrière-cour du conflit israélo-palestinien. Le profond désarroi d’Avner alimenté par le doute et la culpabilité, mais surtout par la solitude, fait entrer en résonnance la lutte du peuple palestinien avec la destruction des tours jumelles new-yorkaises. Le 11 septembre 2001 est donc le prix à payer pour l’appui inconditionnel que les États-Unis ont prêté et prêtent toujours à Israël dans le conflit israélo-palestinien. Ce propos subversif sera bien entendu violemment critiqué par Israël au moment de la sortie du film. Mais pour Spielberg, l’important n’est pas d’ausculter les raisons du terrorisme, mais de s’interroger sur ses effets.  




samedi 27 août 2022

L'anti-Tara chez Richard Fleischer



La cohérence du photogramme se situe dans le lien existant entre un propriétaire d’esclaves Warren Maxwell (James Mason) et sa maison derrière lui. Dans une lumière grise à travers laquelle suinte la chaleur et l’humidité de la Louisiane, Maxwell, perclus de rhumatismes, avance à l’aide de sa canne, à petits pas mesurés et d’une démarche boitillante, sur une allée de pavés. De part et d’autre de ce chemin formant une ligne de fuite vers la porte ouverte sur un vestibule traversant de part en part la maison, la pelouse est envahie par les mauvaises herbes, les ronces et les arbustes formant un fouillis végétal que nulle main ne cherche plus à démêler depuis fort longtemps. La vaste habitation, au second plan, décrépite, flétrie, comme abandonnée, posée tel un mausolée dans un cimetière, n’est plus que l’ombre d’elle-même. À l’image de la peinture écaillée du balcon, des colonnes lépreuses qui le soutiennent, des murs dont le crépi laiteux a disparu sous le double effet des intempéries et de l’absence de rénovations, toute la demeure n’offre qu’une image de désolation et de putrescence. Ce sentiment de dégénérescence matérialise directement l’état mental dépravé de son propriétaire. En effet, Warren Maxwell est à Scarlett O’Hara (Vivien Leigh) ce que Falconhurst, la plantation louisianaise du premier est à Tara, la grande plantation de coton géorgienne de la deuxième[1] : un double inversé, un miroir déformé, un contrechamp perverti. Le propriétaire vient de sortir du vestibule de sa demeure pour vendre à un trafiquant de bois d’ébène quelques-uns de ses esclaves. Avec son col blanc, sa cravate, son pantalon en coton, le corps recouvert par un manteau qui lui tombe jusqu’aux genoux et un chapeau à bord ondulé pour couronner le tout, il aurait pu être pris pour un notaire ou un banquier en visite. Mais il s’agit bien d’un planteur dont la claudication n’est que le symptôme extérieur d’un déséquilibre moral. Derrière son regard indifférent, son racisme institutionnalisé et cette conviction qu’il reste, en dépit des apparences, un gentleman sudiste au sommet de la hiérarchie raciale, se profile toute une vie de petit Blanc lyncheur, brutal, adepte des coups de fouet et des chiens lancés aux trousses des fugitifs, tout à la fois juge et bourreau, et qui ne se rend pas compte que son absolutisme n’est qu’un paravent lui permettant d’occulter sa propre médiocrité. À la mythologie du Vieux Sud, à ses grandes propriétés paradisiaques et flamboyantes entretenues par des esclaves souriants et heureux de satisfaire des maîtres au paternalisme triomphant, Richard Fleischer oppose dans Mandingo (1975) le réalisme sordide d’une plantation plus proche d’un camp de concentration que de Tara, et représentative de la cruauté du système esclavagiste qui sévit dans la touffeur humide des champs de coton et de canne à sucre du sud des États-Unis avant la guerre de Sécession. Produit par la Dino De Laurentiis Compagny et distribué par un grand studio – la Paramount - à une époque – le Nouvel Hollywood - où tout était possible sur un écran de cinéma, Mandingo, bien avant Django Unchained (Quentin Tarantino, 2012), Twelve Years a Slave (Steve McQueen, 2013) ou Naissance d’une nation (The Birth of a Nation, Nate Parker, 2017), vitriolise les films de plantations comme L’Insoumise (Jezebel, William Wyler, 1938), L’Arbre de vie (Raintree County, Edward Dmytryk, 1958)  et bien sûr le plus célèbre d’entre eux Autant en emporte le vent. La scène de cette vente d’esclaves, comme autant de bêtes de somme, suggère d’une manière totalement subversive que les États-Unis ne sont pas seulement nés sur les champs de bataille pour l’indépendance ou sur ceux de la guerre civile, mais aussi sur les plantations de coton dans lesquelles un patriarcat blanc a imposé un capitalisme sauvage fondé sur un système d’exploitation et d’asservissement. Enfin, le personnage de Maxwell et le système qu’il représente posent clairement la question universelle de la coercition sociale. Des esclaves de l’Égypte antique aux ouvriers s’échinant, de nos jours, dans les mines brésiliennes, en passant par les plantations de coton du sud des États-Unis au XIXe siècle, l’histoire est pavée des larmes, de la sueur et du sang d’hommes, de femmes et d’enfants réduits au rang de marchandises taillables, corvéables et jetables à merci, montrant ainsi que l’esclavage n’est pas un désordre temporaire de la nature humaine, mais une matérialisation sans cesse renouvelée de la volonté de domination et de puissance que des hommes peuvent exercer sur leurs semblables. Rarement aura-t-on vu sur l’esclavage un miroir plus juste et plus traumatisant que celui tendu par Mandingo.



[1] Autant en emporte le vent (Gone with the Wind, Victor Fleming, 1939)




samedi 13 août 2022

La sortie de scène chez Charlie Chaplin


Rarement un réalisateur aura-t-il mis autant de lui-même que Charlie Chaplin dans Les Feux de la rampe (Limelight, Charlie Chaplin, 1952). Il y interprète Calvero, un clown de music-hall vieillissant dont la popularité s’est perdue au fil des années. Espérant retrouver un peu de cette gloire d’antan, il tente un ultime retour sur scène, au cours d’un gala organisé en son honneur par Terry (Claire Bloom), une ballerine à l’orée de sa carrière, qu’il a sauvée quelques années auparavant du suicide. Contre toute attente, son spectacle de pantomime est un triomphe. Ce ne sont plus les quolibets et les railleries qu’il doit affronter, mais l’enthousiasme et les rires d’un public désormais à nouveau acquis à sa cause. Malheureusement, au terme d’une pirouette mal contrôlée, il tombe de la scène et s’écrase dans un tambour d’orchestre. Mortellement blessé, transporté sur un divan de sa loge aux coulisses pour qu'il puisse voir une dernière fois Terry danser, Calvero meurt alors que le groupe autour de lui n’a d’yeux que pour la ballerine, hors-champ (voir le photogramme), à l’exception de son partenaire de scène – sans nom -  à gauche du cadre, interprété par Buster Keaton. Nous y reviendrons. Pour l’instant, la caméra reste en retrait, filmant pudiquement en plan de demi-ensemble, avec une bouleversante mélancolie et une tragique amertume, la sortie de scène du clown revenu, un court instant, au sommet de sa gloire. Son travail terminé, celui-ci peut désormais s’éclipser et ne plus être sous la lumière des feux de la rampe. C’est la deuxième fois que le personnage interprété par Charlie Chaplin meurt à l’écran : la première sous les traits de Monsieur Verdoux[1] se dirigeant vers la guillotine, si l’on considère ce meurtrier en série comme « la part obscure du vagabond »[2], et la deuxième ici en  Calvero dans lequel Chaplin a mis beaucoup du Tramp [3] moustachu. Dans Les Feux de la rampe, le réalisateur a clairement imprégné son film de ses propres réflexions sur ces décennies de gloire. Calvero est, de toute évidence, l’alter-ego d’un Charlot/Charlie Chaplin déchu, ayant diverti toute sa vie un public – particulièrement américain - qui a fini par l’abandonner à la fin des années quarante. En 1952, l’étoile de Chaplin ne brille plus au firmament d’Hollywood. Il se trouve dans ses années crépusculaires, tourmenté par une Amérique réactionnaire et paranoïaque, triplement pléonastique : puritaine, conservatrice et maccarthyste. En pleine guerre froide, les puissants zélateurs de la HUAC[4] lui reprochent ses sympathies communistes et son refus de prendre la citoyenneté américaine, alors que les ligues de vertu et la presse à scandale ne lui pardonnent pas ses démêlés matrimoniaux et sentimentaux. Son prix international de la paix, décerné un an plus tard par le Conseil mondial de la paix d’obédience communiste, ne fera qu’accentuer le divorce. La sortie de scène de Calvero métaphorise donc tout autant la mort de Charlot que le départ inévitable de Charlie Chaplin des États-Unis, une sortie qu’il veut faire selon ses propres termes, comme un pied de nez à tous ses détracteurs, en renouant de façon nostalgique avec son passé[5]. Est-ce à un autre exil, cette fois-ci intérieur, que Buster Keaton, cet autre grand artiste du burlesque américain, a dû penser à cet instant ? Depuis le début des années 30, l’ancien acteur, réalisateur, scénariste et producteur a déjà disparu des studios et des projecteurs. Dépressif, alcoolique et ruiné, il est néanmoins engagé par Charlie Chaplin pour l’accompagner dans son numéro – exceptionnel - de pantomime.  Se tenant en retrait du groupe, il regarde Calvero mourir (voir le photogramme) avec ce visage impassible qui fit sa notoriété – l’homme qui ne riait jamais - dans les années 20, mais qui parvient malgré tout à exsuder un profond désarroi et un sentiment de solitude, probablement encore exacerbé par le souvenir de ce que fut, à l’instar d’un Calvero, sa gloire d’antan. Les Feux de la rampe aurait dû (pu ?) être le dernier de la filmographie de Charlie Chaplin. En septembre 1952, sur le bateau qui l’emmène à Londres pour la première du film, il apprend que son visa a été révoqué par le procureur général des États-Unis, lui interdisant ainsi tout retour. Chaplin prend alors la décision de s’installer définitivement en Europe où il tournera encore Un roi à New-York (A King in New-York, 1957) et La Comtesse de Hong-Kong (A Countess from Hong-Kong, 1967).

 

 



[1] Monsieur Verdoux (Charlie Chaplin, 1947)

[2] Charlie Chaplin, Jérome Larcher, Les Cahiers du cinéma, Collections les grands cinéastes, 2007, p.76

[3] The Tramp, le clochard, surnom attribué à Charlot depuis le court-métrage The Tramp (1915)

[4] House Un-American Activities Committee ou Comité parlementaire sur les activités antiaméricaines (1938 -1975) chargé d’enquêter sur les communistes réels ou supposés et leur influence au sein de la société des États-Unis.

[5] L’action de Limelight se passe en 1914 dans un Londres reconstitué dans les studios d’Hollywood, soit exactement l’époque où il a quitté la capitale de l’Angleterre pour aller aux Etats-Unis et entamer la carrière qu’on lui connaît.




mercredi 10 août 2022

Le visage chez Sergio Leone

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Les très gros plans utilisés au cours du célèbre duel[1] qui clôture Le Bon, la Brute et le Truand (The Good, the Bad and the Ugly, 1966) sont la caractéristique la plus emblématique du style visuel de Sergio Leone, spécificité aussi facilement identifiable que les buttes de Monument Valley pour le cinéma de John Ford. Plus encore, c’est le raccord brutal entre les plans larges magnifiés par le cinémascope et les très gros plans sur les visages ou sur les mains, de préférence proches du colt, voir sur les bottes comme celle de Ramon (Gian Maria Volonte) entrant soudainement dans le champ[2], qui permet de parler de plan-signature. Mais il faut aller au-delà d’une simple esthétique visuelle vampirisant le cadre. Au contraire du western classique hollywoodien, dans lequel les personnages avaient l’habitude d’être écrasés par un espace plus grand qu’eux, parce que considéré avant tout comme une aire d’expansion vide et hostile qu’il fallait domestiquer, les protagonistes des films de  Leone tendent, quant à eux, par la grâce du cadrage et de l’échelle des plans voulus par le réalisateur, à submerger et à faire disparaître le milieu géographique dans lequel ils évoluent pour ne laisser à l’observation du spectateur que l’intimité juxtaposée de leurs tourments émotionnels. Et l’introspection est avant tout ici une question de visages, filmés de la même manière, sur un pied d’égalité, littéralement jetés à la figure. Ceux de Sentenza (Lee Van Cleef, photogramme 1), de Tuco (Eli Wallach, photogramme 2) et de Blondin (Clint Eastwood, photogramme 3) occupent tout le cadre, jusqu’à l’étouffement, pour être autant de mélanges de traits que de pensées mises sous microscope : les yeux effilés de Sentenza, inquiets et particulièrement mobiles, à l’image d’un oiseau de proie -  ou d’une fouine, c’est selon -, s’opposent à ceux de Tuco, carnassiers et écarquillés sur un monde qu’il taille à sa gouaille picaresque, alors que le regard de Blondin, assuré, semble empreint de ce soupçon de compassion qu’il peut éprouver – de temps en temps – pour ses semblables. Ces trognes se fissurent, se crispent, se font voraces ou calculatrices, se drapent dans une volonté d’en finir au rythme scandé d’un montage frénétique, appuyé par la bande-son fiévreuse d’Ennio Morricone. La caméra inquisitrice nous révèle ici, en autant de portraits gargantuesques et d'échanges de regards, tout un monde chaotique et implacable, ou la vie d’un homme ne tient qu’à un battement de cils, un tremblement de paupière ou la dilatation d’une pupille. Ces anti-héros cyniques, irrévérencieux, dénués de toute morale, n’exprimant d’autre loyauté que celle dédiée à l’anarchisme et à la violence, comme pour mieux démythifier le manichéisme romantique du héros westernien traditionnel, font écho à la vision nihiliste de l’humanité qui caractérise l’intégralité de l’œuvre de Sergio Leone.



[1] Sergio Leone parle de « triel » dans Conversations avec Sergio Leone de Noël Simsolo, Stock, 1987, p.130

[2] Pour une poignée de dollars (Per un pugno di dollari, Sergio Leone, 1964)



jeudi 28 juillet 2022

La transgression chez Sidney Lumet



Attica ! Attica ! vocifère Sonny (Al Pacino) à plusieurs reprises, dans un accès de rage et de bravade, aux forces de police de New-York menaçant de se saisir de lui (voir le photogramme). Au cours d’un après-midi écrasé par une chaleur suffocante, Sonny Wortzik, rebelle avec cause[1]et panache, mais plus pied nickelé que sosie de Clyde Barrow, vient, avec son comparse Sal (John Cazale), de tenter de cambrioler une banque dans le quartier de Brooklyn. Il lui faut absolument de l’argent pour financer l’opération de changement de sexe de son amant Leon. Le casse tourne très rapidement au fiasco et la police ne tarde pas, toutes sirènes hurlantes, à encercler la banque. Barricadés dans celle-ci, Sonny et Sal prennent en otages le directeur et cinq employées. Dans sa négociation avec la police pour trouver une échappatoire, sous l’œil des caméras de télévision et d’une foule de badauds maintenue à petite distance, Sonny se retrouve à plusieurs reprises à l’extérieur du bâtiment, face à un officier dans des échanges houleux dont l’un culmine à cet instant précis. Alors que les policiers s’avancent vers lui, l’arme au poing, Sonny arpente le trottoir, de long en large à grandes enjambées, agitant fébrilement son mouchoir blanc en guise de drapeau, hésite, puis sous les vivats de la foule, lance de manière hallucinée ce cri s’apparentant à un appel à la résistance, Attica ! Attica ! À ces mots, la foule rugit d’empathie pour faire de Sonny son héros.  Cette tirade, improvisée sur le tournage d’Un après-midi de chien (Dog Day Afternoon, Sidney Lumet, 1975) par Pacino[2], fait référence aux événements tragiques qui se déroulèrent quatre ans plus tôt, du 9 au 13 septembre 1971, dans la prison d’Attica, à proximité de Buffalo dans l’État de New-York. Exaspérés par leurs conditions de vie déshumanisantes alimentées par le racisme et les préjugés des gardiens, et dans le contexte de la lutte pour les droits civiques, les détenus de la prison d’Attica, Noirs en grande majorité, se soulevèrent pour prendre le contrôle du centre carcéral, maintenant en otages 42 gardiens et civils. Bien qu’ayant accepté certaines des doléances des prisonniers, les autorités donnèrent l’assaut malgré tout pour réduire la mutinerie. Le bilan sera désastreux : 10 gardiens tués (dont 9 au moment de l’assaut par les forces de police) ainsi que 29 détenus. Le rappel de cette tuerie donne immédiatement au braqueur amateur une force d’attraction que la police peine à contenir. Ce défi lancé aux autorités transfigure momentanément Sonny en lui permettant de devenir l’exutoire d’une foule prête à se ranger du côté des rebelles. De petit cambrioleur, il devient, en refusant de se plier aux règles que la société s’est données, un héros populaire. Plus encore; hurler Attica est « une manière de rappeler ce massacre d’État, et de dire combien la transgression active de la Loi s’apparente parfois à une forme de contestation politique de l’ordre établi »[3]. Perdant magnifique à l’horizon étroit, ancien vétéran du Vietnam déboussolé par le retour à la vie civile, Sonny est avant tout un homme ordinaire, fatigué et vulnérable, enfermé dans une solitude aussi implacable que la chaleur qui écrase New-York, et qui, à l’instar d’un Travis Bickle (Robert De Niro)[4], finit par atteindre son point de rupture. Pour la première fois de sa vie, il est certes le centre de toutes les attentions, mais reste ce pantin dérisoire qui prospère un court instant sur la détestation des brutalités policières. Toutes les thématiques de la contre-culture chère au Nouvel Hollywood se trouvent incarnées dans ce personnage: rapport frontal à la violence, anti-héros charismatique voué à l’écrasement, illusion du rêve américain, malaise existentiel d’un marginal incapable de maîtriser son destin. Si le réalisme du film de Sidney Lumet a eu autant de succès en 1975, c’est parce qu’il a tendu un miroir aux Américains, habitués à regarder en direct les émeutes raciales et leurs répressions, le nombre quotidien de morts au Vietnam (le film est projeté en septembre quelques mois après la fin de la guerre) ou la chute d’un Président (Richard Nixon a démissionné l’année précédente).



[1] À contrario de Jim Stark (James Dean) dans La Fureur de vivre (Rebel Without a Cause, Nicholas Ray, 1955)

[2] Al Pacino a affirmé dans une interview qu’un assistant réalisateur lui avait soufflé le mot.

[3] Le cinéma américain des années 70 de Jean-Baptiste Thoret, Cahiers du cinéma/Essais, 2006, p.243

[4] Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976).




dimanche 10 juillet 2022

Le prédicateur chez Sidney Lumet

 


Dans l’ambiance feutrée d’une pièce plongée dans une semi-obscurité, deux hommes se retrouvent aux deux extrémités d’une table en chêne poli: d’un côté Arthur Jensen (Ned Beatty sur le photogramme), le président de la CCA (Communications Corporation of America), un puissant conglomérat propriétaire de la chaîne UBS  et de l’autre, Howard Beale  (Peter Finch, hors-champ), le présentateur d’une émission de télévision populiste convoqué pour, pense-t-il, être renvoyé à la suite de ses diatribes lancées contre des investisseurs saoudiens désireux d’acheter la chaîne. Dans un monologue glaçant, combinant délire mystique, hystérie et exaltation, c’est tout le contraire que lui livre Jensen : « Vous êtes un vieil homme qui pense en termes de nations et de peuples. Les nations et les peuples n’existent pas. Ni les Russes ! Ni les Arabes ! Ni le Tiers-Monde ! Ni l’Ouest. Il n’existe qu’un système holistique de systèmes. Un système immense, monstrueux, entremêlé, interactif et multivarié, un empire multinational de dollars, les pétrodollars, les électrodollars, les multi-dollars, les marks, les roubles, les livres sterling et les shekels. Le système international monétaire détermine toute la vie sur cette planète. C’est l’ordre naturel des choses aujourd’hui. C’est la structure atomique, subatomique et galactique du monde actuel. Vous êtes sur un écran de 53 cm et hurlez à propos de l’Amérique et de la démocratie, mais l’Amérique n’existe pas et la démocratie non plus. Il n’existe qu’IBM, ITT, AT&T, Dupont, Dow, Union Carbide, Exxon, voilà les nations du monde actuel. Le monde est un collège d’entreprises déterminé inexorablement par les forces immuables du commerce. Le monde est dirigé par l’argent (….) Je vous ai choisi, M. Beale, pour prêcher cet évangile ». « Pourquoi moi ? répond son interlocuteur. « Parce que vous êtes à la télévision, imbécile ! 60 millions de personnes vous écoutent du lundi au vendredi soir » rétorque, d’un ton aussi cynique que méprisant, le président. Ce sermon brûlant pro-capitaliste et mondialiste, prononcé, du haut de sa montagne, par un prédicateur paranoïaque en roue libre (extraordinaire Ned Beatty !), et livré à celui qui doit devenir son nouveau prophète, est au cœur de la satire incendiaire filmée par Sidney Lumet et scénarisée par Paddy Chayefsky. Pour Jensen, dans le meilleur de son monde, cette cosmologie entrepreneuriale organisée autour des grands groupes transnationaux vampirise le nationalisme, les frontières et la démocratie. L’individu n’existe plus, les idéologies sont vidées de leur sens, les droits individuels foulés au pied, seule importe la cupidité des grandes entreprises menant le monde. Et la télévision, selon le point de vue de Sidney Lumet, en est le meilleur vecteur, totalement inféodée à ce capitalisme absolutiste et messianique, uniquement préoccupée par les cotes d’écoute, les parts d’audience, privilégiant la colère et l’émotion en lieu et place de la réflexion et de l’information. Sur le photogramme, Jensen est le point de convergence principal de la scène. Les lignes obliques, matérialisées par les lampes de couleur verte, situées de part et d’autre de la table, orientent notre regard vers celui qui vocifère, cajole, lève les bras pour mieux impressionner son interlocuteur. L’opposition entre l’ombre et la lumière tamisée accentue encore l’atmosphère de complot qui baigne la séquence. Quand Network est sorti en 1976, le contexte était explosif – la défaite du Vietnam, l’inflation, la crise pétrolière, le Watergate et la démission de Richard Nixon, la lutte pour les droits des minorités – mais personne n’imaginait que la réalité d’aujourd’hui allait dépasser la fiction d’hier. Aujourd’hui, le film de Sidney Lumet apparaît comme le portrait brutal d’un cauchemar devenu réalité, normalisé par l’irresponsabilité de certaines chaînes de télévision (Fox News a été lancée vingt ans après !) flattant démagogie, mensonges, populisme et désinformation. À l’heure du contrôle des médias - chaînes d’info en continu et presse - par de grands groupes financiers, tout est monnayable au nom de ce Moloch appelé audimat. Si l’on ajoute à ce paysage audio-visuel les géants de la technologie - les Facebook, Twitter et autres Tik Tok, entretenant avec le réel une relation plutôt distanciée – la sédimentation de tous les sectarismes, des haines recuites, des irrationalités et des dérives identitaires (pas nécessairement dans cet ordre) a désormais pignon sur rue. Après tout, les Jensen de ce monde se prennent pour Dieu et ce n’est que du business. Rien de personnel donc.




jeudi 7 juillet 2022

L'archange de la mort chez James Mangold


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Dans 3h10 pour Yuma (3:10 to Yuma, James Mangold, 2007), Charlie Prince (Ben Foster) est le personnage que l’on adore haïr. Dans cet Ouest sauvage, quelque part entre Bisbee et Contention (Arizona), aussi loin que porte le regard, tout n’est que roches, poussière et sable, canyons vertigineux, buissons d’épineux ou hautes terres boisées. Au milieu de cet espace hostile, plus dangereux que les serpents à sonnette ou les Apaches, Charlie Prince règne en maître, habité autant par une violence toujours prête à surgir que par une absence de toute vision charitable pour ses semblables. Bras droit de Ben Wade (Russell Crowe), un chef de bande pillant les banques et les diligences, il est étroitement associé à la mort et aux cadavres qu’il laisse derrière lui dans un sillage sanglant. Ce névropathe assumé se reconnaît à sa veste en cuir  blanc cassé, à son visage taillé à la serpe, à ses yeux hallucinés et froids et à la rage qu’il déploie pour éliminer, en dégainant avec la vitesse de l’éclair ses deux colts, tous ceux qui ont le malheur de se trouver sur son chemin.  Qu’il se tienne à cheval, au sommet d’une colline, à proximité d’un cimetière (photogramme 1) ou devant une diligence transformée en autodafé (photogramme 2), Charlie Prince est une allégorie de l’enfer, une représentation absolue du mal, un oiseau noir obsédé par une frénésie destructrice et mortifère. Il n’a apparemment pas plus de limites que l’espace n'a de frontières. Sa seule faiblesse – et qui se révélera fatale – est son tropisme amoureux pour Ben Wade – qui le sait et qui en joue - pour lequel il est prêt à tout donner, jusqu’à sa vie. Cet archange de la mort est la figure impitoyable et barbare – et osons le dire, séduisante – de ce Far-West tentant avec difficulté de se civiliser. Du haut du promontoire (photogramme 1), sa silhouette noire se détache ostensiblement de l’horizon, aussi immobile que les croix et les pierres tombales du cimetière qui n’a jamais aussi bien porté le nom de Boot Hill. Charlie Prince n’est pas là pour rendre hommage à un quelconque défunt, enterré ici, généralement de manière prématurée, avec ses bottes donc, mais pour observer en contrebas les faits et gestes de la petite troupe qui vient de capturer son patron, et ourdir le meilleur plan possible pour le sauver des griffes du posse qui se dirige vers la gare de Contention où le train de 3h10 conduira le prisonnier jusqu’au pénitencier de Yuma (photogramme 1). Ce crime de lèse-majesté ne peut être lavé que dans le sang. En attaquant le lendemain ce véhicule hippomobile, généralement conçu pour le transport en commun, mais pour cette fois-ci exceptionnellement réservé à un détenu dangereux, le gang désormais dirigé par Charlie se rend compte que le prévenu en question n’est pas Ben Wade, mais un homme servant de leurre pour les distraire de leur objectif. Écumant de rage, il ordonne que la diligence soit brûlée avec son occupant. Alors que la fournaise envahit tout l’arrière-plan du champ en engloutissant la diligence et les cris du supplicié, le visage de Charlie est mis à nu, pour exprimer à travers ses yeux perçants et ses mâchoires serrées, toute la détermination que le hors-la-loi mettra désormais à réparer cet outrage (photogramme 2). Ce bûcher expiatoire finissant par contaminer toute l’image s’accorde pleinement à la personnalité infernale de l’homme de main, comme si celui-ci se laissait absorber par celui-là. Se dévoile alors à travers ce processus de destruction, toute la passion du dépit amoureux qu’il éprouve pour Ben. En prédateur accompli, Charlie Prince est le digne héritier d’un Dutch Henry Brown (Stephen McNally)[1], d’un Jack Wilson (Jack Palance)[2] ou d’un Liberty Valance (Lee Marvin)[3], trois tueurs qui ont su marquer l’imaginaire du cinéphile. Charlie Prince ou la fascination du mal en mouvement.



[1] Winchester 73 (Anthony Mann, 1950)

[2] Shane (L’Homme des vallées perdues, George Stevens, 1953)

[3] L’Homme qui tua Liberty Valance (The Man who Shot Liberty Valance, John Ford, 1962)




jeudi 23 juin 2022

L'obsolète chez William Wyler

 
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En 1945, trois vétérans américains fraîchement démobilisés – Homer Parrish (Harold Russell), un marin de l’US Navy, Fred Derry (Dana Andrews), un capitaine de l’USSAF, membre d’un équipage de bombardier et Al Stephenson (Fredric March), un sergent de l’armée de terre – rentrent chez eux, à Boone City, quelque part dans le Midwest des États-Unis. Dans Les Plus belles années de notre vie (The Best Years of Our Lives, 1946), aux antipodes des films patriotiques et héroïques qui ont jalonné la guerre, William Wyler filme avec un humanisme et un lyrisme douloureux, non pas le retour de trois guerriers auréolés de leur victoire sur le Japon et l’Allemagne mais des hommes en proie au doute et au questionnement, appréhendant les changements survenus dans leur pays durant leur absence. À leur arrivée, ils ne peuvent que constater que la ville a grandi sans eux et réalisent que l’adaptation à leur nouvelle vie civile, y compris et surtout vis-à-vis de leurs proches, ne se fera pas sans heurts. Souffrant de stress post-traumatique lié aux combats aériens qu’il a livrés dans le ciel européen, Fred Derry cherche à exorciser ses angoisses en arpentant le cimetière d’aéronefs retirés du service de Boone City (voir les deux photogrammes). Son errance au milieu de ces carcasses d’avions exprime sa lassitude, sa désillusion et sa colère de ne pas retrouver une place à la hauteur de son grade de capitaine et de sa bravoure au combat pour laquelle il a reçu une distinction. Il y a peu, Fred était encore à bord d’un de ces avions, en mission au-dessus de l’Allemagne, et se sent désormais comme eux, les ailes coupées, aussi obsolète que ces amas de métaux, ces vieux équipements dépassés, voués au démontage et à la dislocation. Alors que Fred déambule dans cet ossuaire à la recherche de son bombardier, les rangées d’hélices et de moteurs posés à même le sol (photogramme 1), les avions de chasse aux cockpits décapités, aux fuselages et aux empennages dérisoirement dressés vers le ciel (photogrammes 2) offrent un visage de désolation, mais qui paradoxalement ramène l’ancien aviateur vers un temps où son existence avait un sens en dépit des cicatrices que la guerre lui a infligées. Cette mémoire meurtrie percute de plein fouet son incapacité à se réinsérer dans cette société qu’il ne comprend plus. Dans le propos de William Wyler, l’incroyable modernité du film, tourné en 1946, tient tout autant dans le refus de mythifier la guerre et la victoire des États-Unis que dans le rejet de l’idéalisme du rêve américain pourtant en train de se construire dans l’immédiat après-guerre[1]. Fred Derry incarne le mal-être de ces nombreux démobilisés évoluant dans un clair-obscur confus et mélancolique très éloigné de la rationalité capitaliste et de son corollaire, la réussite individuelle. C’est sans aucun doute pour cela que le président de la sinistre HUAC[2], John Parnell Thomas, qualifia, en 1947, le film de propagande communiste. Bien avant Voyage au bout de l’enfer (The Deer Hunter, Michael Cimino, 1978), Le Retour (Coming Home, Hal Ashby, 1978) ou encore Né un 4 juillet (Born on the 4th of July, Oliver Stone, 1989), le retour difficile des vétérans touche à l’intime pour s'ouvrir à l’universel, quelles que soient les guerres, quelles que soient les époques.



[1] Un autre film, C’étaient des hommes (The Men, Fred Zinnemann, 1950) évoquera le retour difficile des blessés de guerre.

[2] The House of Un-American Activities Committee ou le Comité parlementaire sur les activités antiaméricaines, chargé d’enquêter dès 1946 sur les communistes réels ou supposés aux États-Unis.