mardi 30 mars 2021

L'humiliation chez Bertrand Tavernier

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En l'espace de trois années, le cinéma français a produit deux adaptations exceptionnelles de deux romans noirs de Jim Thompson : la première, Série noire (Alain Corneau, 1979), s'inspire de A Hell of a Woman (Une femme d'enfer, 1954) et la deuxième, Coup de torchon (Bertrand Tavernier, 1981) de Pop. 1280 (Pottsville, 1280 habitants, 1964). Transposé du Texas en 1910 à l'Afrique-occidentale française en 1938, Bertrand Tavernier et son scénariste Jean Aurenche restituent avec une fidélité exemplaire l'univers noir, glauque, poisseux et intégralement désespéré de l'écrivain américain. Dans Coup de torchon, Lucien Cordier (Philippe Noiret), unique policier d'une petite ville coloniale, est un être médiocre, servile, lâche, veule, raciste jusqu'à l'écoeurement et dénué d'une quelconque autorité sur tous ses concitoyens. Dans le premier tiers du film, il passe plus de temps étendu au sol que debout sur ses deux jambes. Habitué à se coucher devant la plupart des colons, quoi de plus normal ! Risée de toute la ville, il est systématiquement pris à partie par de nombreux colons qui éprouvent un malin plaisir à l'humilier. Dans le photogramme 1, il vient de mordre une fois de plus la poussière, bousculé par Le Péron (Jean-Pierre Marielle) et son acolyte Léonelli (Gérard Hernandez), deux tenanciers de maison close, dont le second s'était accroupi derrière Cordier pour le faire chuter. Toute honte ravalée, et ne perdant jamais sa bonhomie et son air placide inébranlable, Cordier accepte, comme d'habitude, de boire le calice jusqu'à la lie. Ses vêtements couleur sable le prédestinent à faire corps avec le sol de la rue, alors que du blanc immaculé des costumes des proxénètes suintent leur bêtise et leur abjection. La scène est d'une telle banalité que nul ne se retourne sur l'altercation, ou n'ose intervenir, laissant aux Blancs leurs problèmes de Blancs dans cette société d'un racisme glaçant. L'à-plat-ventrisme normalisé de Cordier va l'amener dans la ville voisine, chez son supérieur hiérarchique Marcel Chavasson (Guy Marchand), pour chercher quelques conseils sur la meilleure façon de réagir dans de telles situations. Dans le photogramme 2, Cordier repasse aux explications de texte en se faisant administrer un coup de pied magistral dans la partie la plus charnue de son être, pour être expédié dans une pièce qui jouxte le bureau du chef de la police. Re-couché sur le dos, la tête et les avants-bras levés dans un geste d'impuissance, Cordier continue d'accepter sans sourciller son infortune. La caméra prend une position basse par rapport aux protagonistes et adopte le point de vue de « l'observateur invisible »[1], donc celui du cinéaste, pour accompagner la vision de Cordier au ras du sol. Au-delà de la double porte miraculeusement indemne, et dans la profondeur de champ, Chavasson et son adjoint Paulo (Daniel Langlet), goguenards, ricanent du bon coup qu'ils viennent de lui jouer. Coup de torchon est d'abord une allégorie grotesque et pathétique des tares et des vices d'une société coloniale imbue de sa supériorité, s'embourbant dans les égouts d'une humanité inconsciente d'elle-même, et dont les échos des bruits de bottes venus d'Europe, annonciateurs de la catastrophe à venir, ne font qu'accélérer la course vers le précipice. Et quand Cordier décidera que la plaisanterie a assez duré, la volte-face à venir, en revêtant les atours d'une mission purificatrice, le fera basculer dans une frénésie vengeresse et meurtrière. Comme un gigantesque coup de torchon destiné à laver sans pitié tous les affronts subis….



[1] Le point de vue, de la vision du cinéaste au regard du spectateur de Joël Magny, Cahiers du cinéma, les petits Cahiers, SCÉRÉN-CNDP, 2001, p.59



jeudi 25 mars 2021

La solitude chez Jerry Schatzberg

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Icône culturelle américaine, le hobo, ce vagabond errant sur les routes, a été magnifié et idéalisé dans les écrits de Jack London (Les Vagabonds du rail, 1907), de John Steinbeck (Des Souris et des hommes, 1936) ou encore de Jack Kerouac (Sur la route, 1957). Jerry Schatzberg s'empare de ce personnage pour réaliser L'Épouvantail (Scarecrow, 1973), un diamant noir du Nouvel Hollywood, empreint de romantisme noir et totalement dépressif, mais habité par une humanité et une tendresse qui irradient le spectateur.

Quelque part en Californie, deux hommes, qui ne se connaissent pas, se retrouvent des deux côtés d'une route pour faire de l'auto-stop. À gauche du photogramme, Max (Gene Hackman) vient de purger une peine de prison de six ans pour violences aggravées. De l'autre côté se tient Francis (Al Pacino). Après avoir passé cinq années dans la marine pour fuir une paternité qu'il ne désirait pas, il cherche désormais à revoir cet enfant de cinq ans qu'il n'a jamais connu. Le premier veut se rendre à Pittsburgh pour monter une entreprise de lavage de voitures, et le second veut rejoindre Détroit pour rencontrer sa famille. Comme dans Easy Rider (Dennis Hopper, 1969), ils prennent la route des pionniers, mais en sens inverse. La Californie n'est plus cet Eldorado dont rêvaient les Okies [1], ces paysans qui, dans Les Raisins de la colère, étaient jetés sur les routes par la sécheresse et la crise économique des années 30 pour partir à la recherche d'un travail et d'un avenir en pointillés. Magnifiquement photographiée par le chef opérateur Vilmos Zsigmond (photogrammes 1 et 2), la Californie n'est plus que ce paysage de collines et de plaines incendiées par le soleil, s'étendant à perte de vue et ponctuellement ombragées par des arbres disséminés ça et là. Avec pour tout bagage une valise pour Max et un sac de marin en plus d'une mystérieuse boîte blanche enrubannée de rouge pour Francis, les deux hommes ont des rêves plein la tête, des rêves et des désirs censés dissimuler leurs blessures intérieures. Avec « rien derrière et tout devant, comme toujours sur la route » [2], ils incarnent ces âmes perdues, ces accidentés de la vie chers au Nouvel Hollywood qui, de John Schlesinger (Macadam cowboy/Midnight Cowboy, 1969) à Richard C. Sarafian (Point limite zéro/Vanishing Point, 1971) en passant par Bob Rafelson (Cinq pièces faciles/Five Easy Pieces, 1970) sait filmer les marginaux, les déclassés et tous ceux qui, prédestinés à être des loosers et à le rester, ne parviennent pas à trouver une place dans la société américaine. La ligne de bitume qui sépare les deux hobos souligne deux solitudes respectives. Max ignore Francis dans un premier temps, muré dans un enfermement bourru et désenchanté, alors que Francis, plus extraverti, fait tout pour attirer son attention. Pour le moment, leurs regards fouillent l'horizon en attente de la voiture ou du camion qui leur permettrait – individuellement - de se diriger vers un ailleurs qu'ils espèrent de fortune, mais qui sera inévitablement parsemé d'embûches. Pour Max et Francis, la route est tout autant une réalité matérielle qu'un itinéraire destiné à donner un sens à leur existence. Pour transgresser cette limite asphaltée, il faudra, à la fin de la séquence, la défaillance du briquet de l'un et les allumettes de l'autre pour que les deux vagabonds soient réunis au milieu de la route, autour du cigare de Max. Avec son regard généreux et plein de compassion, Jerry Schatzberg met en scène un portrait des exclus et des failles de la société américaine, tout en livrant un vibrant plaidoyer pour redonner de la dignité à tous les laissés-pour-compte.



[1] Okies: habitants de l'Oklahoma

[2] Sur la route de Jack Kerouac, éditions Gallimard, 1999



La prémonition chez John Carpenter



                                                                     Le 11 septembre 2001 à New-York

Bien avant le 11 septembre 2001, le cinéma américain nous avait habitué à nous faire peur, à nous montrer des images de villes américaines ravagées par des attaques terroristes. Piège de cristal (Die Hard, John Mc Tiernan, 1988), Couvre-feu (The Siege, Edward Zwick, 1998) ou encore Arlington Road (Mark Pellington, 1999) avaient déjà évoqué des ennemis issus de l'extrême-droite ou de l'islam intégriste, des tours qui explosent et des paniques urbaines. Mais ce qu'a fait John Carpenter avec New-York 1997 (Escape from New-York, 1981) est d'une troublante prémonition. Les quatre premiers photogrammes du film montrent l'avion présidentiel Air Force One, détourné par un commando terroriste du Front de libération nationale de l'Amérique, se dirigeant droit vers les gratte-ciels emblématiques de l'île de Manhattan transformée en prison de haute sécurité, un pénitencier à ciel ouvert. Visible sur un écran que regarde le chef de la sécurité Bob Hauk (Lee Van Cleef), l'avion heurte de plein fouet une tour (qui curieusement, ne s'effondre pas), matérialisant ainsi intégralement le fantasme de l'agression aérienne, lointaine résurgence de l'attaque de Pearl Harbor, un type d'attaque qui ne pouvait désormais se dérouler que sur un écran de cinéma, tant la croyance dans la sanctuarisation des États-Unis était partagée par l'immense majorité de la population. Avec les attentats du 11 septembre et la destruction des deux tours du World Trade Center, la réalité rattrape subitement et tragiquement la fiction. Les images impossibles des tours jumelles en flammes « prenaient d'une certaine manière leur origine de manière fantasmatique, dans les œuvres cinématographiques américaines de fiction, (….) c'est-à-dire dans les plus pures productions  d'un imaginaire collectif [1]». Non content d'avoir anticipé cette catastrophe, John Carpenter filme le crash de l'avion présidentiel de la même façon que les deux écrasements du 11 septembre : à travers un écran de télévision. Voir aujourd'hui New-York 1997, c'est fatalement être renvoyé à ces images télévisuelles vues en boucles, pendant des mois, et montrant deux avions se jetant délibérément contre le symbole de la puissance américaine tout en plongeant New-York dans le chaos. Mais en dépit de cette filiation thématique et visuelle, l'acte terroriste de New-York et ses 2977 morts s'inscrivent en faux par rapport aux images de Carpenter qui s'apparentent plutôt à un jeu vidéo de simulation de vol, jeu qui reste in fine une image-spectacle n'offrant qu'une familiarité mystificatrice avec le 11 septembre. Le scénario du film écrit par le réalisateur date de 1974, au moment du scandale du Watergate, mais aucun producteur n'avait voulu miser sur une dystopie aussi apocalyptique. En 1980 et à la suite des succès de Halloween (1978) et de Fog (1980), Carpenter obtient le financement pour tourner New-York 1997. Personne n'imaginait ce qui allait se passer vingt-et-un ans plus tard…..



[1] Mythes et idéologie du cinéma américain de Laurent Aknin, éditions Vendémiaire, 2014, p.9



vendredi 19 mars 2021

Le non-dit chez John Ford

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Texas 1868. Le prologue de La Prisonnière du désert (The Searchers, John Ford, 1956) soulève avec beaucoup de discrétion et de retenue les liens qui unissent Ethan Edwards (John Wayne) et sa belle-sœur Martha (Dorothy Jordan). Après huit années d'absence, Ethan rejoint le ranch familial pour renouer avec son frère Aaron (Walter Coy), ses nièces Deborah (Lana Wood), Lucy (Puppi Scott), son neveu Ben (Robert Lyden) et le fils adoptif de la famille, Martin Pawley (Jeffery Hunter). Les regards, les gestes, la façon de se mouvoir de Martha trahissent envers Ethan des sentiments qui ne laissent aucun doute sur la nature des relations qu'ils ont pu avoir autrefois. Martha accueille son beau-frère avec chaleur et avec cette intensité dans le regard qui ne trompe pas (photogramme 1). Ses paroles de bienvenue, ses bras grand ouverts et son bonheur, contrarié par la présence hors-champ de son mari et de ses enfants, suffisent à exprimer un non-dit refoulé depuis tant d'années. Cela fait donc maintenant huit ans qu'Ethan est parti. Selon les affirmations de John Ford [1], il a combattu dans l'armée confédérée pendant la guerre de Sécession de 1861 à 1865, puis a erré pendant trois ans, peut-être au Mexique dans l'armée de Juarez ou de Maximilien, pour enfin choisir de rentrer. Lorsqu'une compagnie de Rangers, commandée par le révérend et capitaine Samuel Clayton (Ward Bond), arrive le lendemain au ranch, tout est prêt pour que le drame puisse se nouer. Une bande de Comanches vient de voler du bétail et les Rangers ont besoin de renforts. Ethan se porte volontaire pour permettre à son frère de rester chez lui. Martha va alors chercher son manteau dans une chambre, le plie avec un geste caressant sur son avant-bras, et le porte à son beau-frère. Face-à-face (photogramme 2), Ethan et Martha se regardent, leurs mains et leurs bras se touchent avec une pudeur toute empreinte d'émotion, avant qu'Ethan ne pose délicatement un baiser sur le front de celle qui aurait pu être sa femme. Lorsqu'il se retire de cette étreinte « le bras de Martha garde la même position, comme pour conserver la forme du corps d'Ethan [2]». Mais c'est l'attitude de Samuel Clayton qui donne le ton de la scène. Une tasse de café dans sa main droite, le regard légèrement orienté sur sa gauche, mine de rien, il est celui qui sait, et qui connaît, manifestement depuis longtemps, les liens, forcément réprimés, qui unissent toujours Ethan et Martha. N'osant briser ce moment d'intimité volé, il reste immobile, perdu dans ses pensées et attend la sortie d'Ethan avant de le rejoindre à son tour à l'extérieur du ranch. Ethan ne sait pas encore que c'est la dernière fois qu'il voit Martha. Lorsqu'il reviendra bredouille de la traque des Comanches, il retrouvera, dans les décombres encore fumantes du ranch, Aaron, Martha et Ben massacrés par les Indiens, Debbie et Lucy enlevées. La petite Debbie, précisément, a huit ans. Il n'est pas déraisonnable d'imaginer qu'elle est la fille qu'a eue Ethan de Martha. C'est ce lien paternel qui peut expliquer son acharnement, furieux et obstiné, cette obsession quasi-pathologique à tout faire pour la récupérer, morte ou vive.



[1] John Ford de Peter Bogdanovich, University of California Press, 1978, p.92 et 93

[2] John Ford, la prisonnière du désert, une tapisserie navajo de Jean-Louis Leutrat, éditions Adam Biro, 1990, p.16






lundi 15 mars 2021

La citation chez Dario Argento

Comme de très nombreux réalisateurs (Brian De Palma, Martin Scorsese, François Truffaut……..) Dario Argento a toujours admis avoir été très influencé par le cinéma d'Alfred Hitchcock. Dans le film Suspiria (Dario Argento, 1977), la séquence nocturne de l'aveugle (photogrammes de gauche) reprend le dispositif hitchcockien de l'attente de Roger Thornhill dans le désert (photogrammes de droite) dans La Mort aux trousses (North by Northwest, Alfred Hitchcock, 1959).  

 

Tout en s'y référant, Argento prend souvent le contrepied d'Hitchcock en filmant de nuit Daniel (Flavio Bucci), le pianiste aveugle de l'Académie de danse de Fribourg, en train de traverser une agora déserte bordée par des temples inspirés de la Grèce antique. À droite, Hitchcock, cadre, également en plongée, mais dans une lumière étincelante, le bus déposant Roger Thornhill (Cary Grant) au carrefour d'une route et d'un chemin de terre, perdus en plein désert. Un rendez-vous lui a été donné pour rencontrer à cet endroit précis un dénommé Georges Kaplan. Dans les deux photogrammes, le plan général permet de dévoiler un immense espace réduisant l'homme et le bus à de minuscules points, particulièrement vulnérables. Mais, alors que l'horizon de l'agora est délimité par des propylées éclairées par une lumière blafarde et froide, celui du désert apparaît infini, écrasé par un soleil que l'on devine accablant. Dans les deux cas par contre, l'infiniment petit est confronté à l'infiniment grand pour installer une angoisse sourde et latente. Dans Suspiria, la musique incantatoire, minimaliste et lugubre du groupe italien Goblin accentue ce sentiment de menace, alors que dans La Mort aux trousses, Hitchcock choisit le silence comme pour mieux enfermer Roger dans sa solitude. Quel que soit le choix de mise en scène des réalisateurs, l'image restitue ce climat de tension, accentué chez Hitchcock, par le fait que nous savons qu'un piège a été tendu à Roger Thornhill. Le danger rôde, palpable, mais nous ignorons encore la forme qu'il va prendre.

L'échelle des plans s'est réduite au plan d'ensemble. Daniel avance avec précaution, accompagné par un chien guide. Le seul bruit qui résonne dans le silence de la nuit est celui que fait le bout de sa canne au contact des dalles de l'agora. Alors que la caméra filme Daniel en travelling latéral, un point de vue subjectif à l'arrière des colonnes semble bien confirmer la présence d'une menace mortelle pour lui. Avec un art consommé de l'utilisation du hors-champ, Argento joue sur le visible et l'invisible, alors que Daniel ne peut s'en remettre qu'à ce qu'il entend. Roger, quant à lui, indécis, attend son rendez-vous à l'arrêt de bus. Le décor, épuré à l'extrême, statufie le personnage en attente. Pour mieux garantir l'exaltation ludique attachée au suspense, l'absence de musique déjà évoquée permet de se concentrer totalement sur l'image en rendant encore plus abstrait ce paysage d'asphalte et de champs disparaissant au-delà du point de fuite, où terre et ciel se rejoignent.

Un plan rapproché épaule cadre Daniel en contre-plongée. Son chien s'est figé et commence à montrer des signes d'impatience. Le montage s'accélère alors, et nous montre le pianiste tétanisé par la peur et assiégé par une présence maléfique. Dans les ténèbres environnantes, gagné par une peur indicible et contaminé par les aboiements de son chien, il appelle, crie, hurle sa panique et apostrophe un ailleurs énigmatique, avec comme seule réponse le silence de la place, lourd et obstiné. Le temple derrière Daniel le domine de sa masse fantomatique pour mieux l'écraser. Dans un film extrêmement stylisé et intégralement saturé par des lumières rouges, jaunes ou bleues, la séquence est inhabituellement filmée en « noir et blanc » comme pour mieux révéler l'affrontement en cours, entre réel et irrationnel. Pour Roger, les signes d'une insécurité croissante vont en se multipliant. Après le passage de trois véhicules, un homme sort d'une limousine noire surgie de nulle part pour se tenir devant lui de l'autre côté de la route. Est-ce Georges Kaplan ? De ce face-à –face, traditionnel du western, rien ne sortira, si ce n'est, détail capital, l'annonce d'une anomalie, – un avion, au loin, se livrant à des épandages dans une zone vide de champs – comme signe précurseur d'une menace à venir. Entre Argento et Hitchcock, se joue, non pas une filiation esthétique, mais une convergence scénographique dans laquelle la manipulation du spectateur est l'objectif premier. Dans les deux séquences, la présentation du réel masque jusqu'au bout sa part d'énigme. 



Dans Suspiria et La Mort aux trousses, c'est toujours de la normalité que va surgir l'inattendu. Dans le premier, le chien, présence rassurante dans un monde hostile et fidèle compagnon attentionné, va soudainement se retourner contre son maître pour lui planter ses crocs dans la gorge. L'imprévisible, l'illogique devient la norme et l'écran se déchire à cet instant dans une explosion de sang. Dans le second, ce point minuscule, signalé un peu avant à l'attention du spectateur, est devenu ce biplan grossissant au fur et à mesure qu'il se rapproche de Roger. Des rafales de mitraillette forcent ce dernier à se coucher par terre, puis à se cacher dans un champ de maïs. L'avion fait alors ce pour quoi il a été conçu : sulfater de pesticides l'infortuné Roger. Comme Daniel, il est pourchassé sans savoir pourquoi et tous deux ont perdu leurs points de repères.

Si Daniel n'échappe pas au péché mignon du cinéma d'Argento – des morts violentes particulièrement sordides, sanglantes et très démonstratives – Roger aura plus de chance en s'extirpant indemne de son épreuve. « Certains critiques vont jusqu'à voir dans le suspense une définition de l'œuvre des deux cinéastes. Remarque entièrement justifiée, car le suspense est un procédé qui fait naître selon un contexte donné l'angoisse des personnages et des spectateurs, divisés entre l'espoir d'un salut et le caractère inéluctable d'une mort prochaine ».[1]

 



[1] Voyage au cœur des ténèbres, une analyse du cinéma de Dario Argento de Julien Astorino, éditions Wotan, 2014, p.68



mercredi 3 mars 2021

La figure du triangle chez Douglas Sirk

 

De gauche à droite, les places que tiennent dans le cadre Lucy Moore (Lauren Bacall), Mitch Wayne, reflété dans le miroir (Rock Hudson) et Kyle Hadley (Robert Stack) forment un triangle parfait, ce triangle fatal si souvent utilisé au cinéma, particulièrement dans le mélodrame (comme ici dans Écrit sur du vent/Written on the Wind, Douglas, Sirk, 1956) ou dans le film noir qui finissent tous deux immanquablement par converger vers la tragédie. Cette figure du triangle - tant géométrique que relationnel – souligne l'enfermement des personnages dans un huis clos domestique. Deux hommes sont amoureux d'une même femme, mais cette femme n'est attirée que par l'un d'eux, Kyle, au grand désespoir de l'autre, Mitch, un ami d'enfance, élevé au sein de la famille Hadley. Esquissant un sourire avec son air fanfaron et vaniteux de fils d'un tycoon du pétrole, Kyle, auquel la naissance a tout donné, mais qui se noie dans l'alcool et le désoeuvrement, est en train de sortir le grand jeu pour séduire Lucy. Suite luxueuse d'un hôtel de Miami, fragrances diverses sur le plateau d'un meuble surplombé par un miroir, tiroir ouvert dévoilant des sacs à main plus princiers les uns que les autres, rien n'est trop beau pour celle qui reste néanmoins de marbre devant cet étalage d'abondance matérielle. Pour Kyle, l'argent autorise tout, et reste le moyen le plus sûr pour assouvir tous ses désirs.  Silencieux, Mitch observe la scène, avec cet air décontracté et nonchalant qui masque en fait tout le désespoir du monde et une douloureuse impuissance à inverser le cours des choses. Dépouillé de l'essentiel – un amour partagé par Lucy - il est ce témoin qui ne peut se résoudre à trahir son meilleur ami et reste ainsi hors-champ, même si son reflet lui permet d'être visible dans la chambre.  Enfin, Lucy est une publiciste qui est manifestement sensible aux fêlures et aux démons du fils prodigue mais considère qu'elle ne peut être achetée. Fixant Kyle d'un regard interrogateur, elle sonde l'âme de ce milliardaire perdu dans ses dollars et son mal-être. Douglas Sirk filme tous ces personnages en nous faisant pressentir l'engrenage irréversible d'une tragédie en cours: un névrosé cherchant la rédemption, aussi imprévisible qu'obsessionnel, un personnage équilibré, prévisible mais habité d'une passion contrariée et, entre les deux, une femme qui, sans duplicité aucune, et toujours avec une sincérité exemplaire - donc à l'opposé de la femme fatale du film noir – ne cherche que le bonheur.

Deux ans plus tard, Douglas Sirk tournera La Ronde de l'aube (The Tarnished Angels, 1958) avec à nouveau Robert Stack, Rock Hudson, mais sans Lauren Bacall remplacée par la sublime Dorothy Malone (qui joue la sœur de Kyle dans Écrit sur du vent), un autre triangle « de personnes toujours à l'affût de la vie et qui croient qu'elle leur échappe [1] » est mis en scène par ce réalisateur, prince du mélodrame, qui figure désormais au panthéon du classicisme hollywoodien.



[1] Douglas Sirk dans Les Cahiers du cinéma, n0 189, avril 1967




mardi 2 mars 2021

La désillusion chez Andreï Konchalovski

 

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En 1962, Lioudmila Siomina (Ioulia Vyssotskaïa) est membre du Comité municipal de la ville de Novocherkassk, dans la région du Caucase du Nord, en URSS. Militante convaincue et acharnée du communisme et de la justesse de son système économique, politique et social, elle reste nostalgique de Staline et de son rôle pendant la Seconde Guerre mondiale, la Grande Guerre patriotique. Vouant un véritable culte au Petit Père des peuples, elle est cette femme, ancienne héroïne de guerre, pleine de fougue, qui ne vit – croit-elle - que pour construire le socialisme et bâtir une société égalitaire dans laquelle le parti communiste, clef de voûte de la patrie des travailleurs, doit permettre l'épanouissement des individus.  Aussi, est-elle totalement stupéfaite, lorsqu'elle apprend que des milliers de manifestants, ouvriers en grève d'une usine de fabrication de locomotives de la ville, s'apprêtent à défiler sous les fenêtres du Comité pour protester contre les baisses de salaires et une hausse des denrées de première nécessité, décidée par Nikita Khrouchtchev (photogramme 2). Ces prolétaires – brandissant des portraits de Lénine – mus par la colère et le ressentiment, sont l'impensé et l'impossible réalité d'un monde socialiste qui ne peut se révolter contre lui-même. Alors qu'à l'extérieur se déploient les soldats de l'Armée rouge et les troupes du KGB, Lioudmila fuit les protestataires, arpente les couloirs de la mairie, voit un homme muni d'un caisson de contrebasse, le suit et découvre qu'il s'agit d'un sniper se positionnant dans un grenier pour tirer sur les grévistes (photogramme 1). Éclairés par une lumière crue, ses yeux, exorbités par la surprise, se dessillent progressivement pour traduire une deuxième fois son abasourdissement. Favorable dans un premier temps à la répression, Lioudmila change radicalement d'opinion lorsqu'elle apprend que sa fille fait partie des grévistes. Que les autorités puissent réprimer dans le sang une manifestation composée d'hommes, de femmes et d'enfants sans armes, aux antipodes des dangereux contre-révolutionnaires forcément ennemis du peuple, dénoncés par la propagande, lui apparaît alors totalement monstrueux. Dans une fulgurance aussi dévastatrice qu'inattendue, c'est tout son système de valeurs et ses convictions qui se fissurent face à cette violence étatique. Le noir et blanc particulièrement tranché traduit bien son ambivalence et la déchirure produite. Filmée dans une position à mi-chemin entre le profil et le plan de face, Lioudmila réalise-t-elle pleinement que son aveuglement est le produit d'une hypnose collective et d'un endoctrinement particulièrement efficace ? L'essentiel du film Chers Camarades d'Andreï Konchalovski (2020) est là : décrire une femme écartelée entre son adhésion au communisme et son amour maternel, une femme confrontée à un système répressif qu'elle a contribué à légitimer. Ce début de prise de conscience est redoublé par l'amère constatation que les plus hautes instances politiques à Moscou ont commandité l'assassinat de ces ouvriers qu'elles portent aux nues, à longueurs d'émissions radiophoniques et/ou télévisuelles, dans les discours et chansons patriotiques. Jusqu'à cet instant, le Parti revêtait cette infaillibilité propre au dogme et ne pouvait donc s'égarer. La désillusion de Lioudmila n'en sera que plus grande.

Tiré d'un événement longtemps tenu secret par les autorités soviétiques – il faudra attendra 1992 pour que  les Russes apprennent la réalité de cette tragédie qui a fait vingt-six morts et quatre-vingt-sept blessés, sans compter les exécutions à la suite de procès expédiés – le film d'Andreï Konchalovski, tend aux Russes d'aujourd'hui un miroir révélateur de ce qu'a été le totalitarisme soviétique d'hier.