mardi 27 décembre 2022

La femme fatale chez John Berry

 

Dans le registre de la femme fatale, que le film noir à partir des années 40 a su hisser au rang d’archétype particulièrement vénéneux, Audrey Totter est certes moins connue que Barbara Stanwyck, Gene Tierney, Ava Gardner ou Lana Turner[1], mais n’en demeure pas moins une actrice capable d’interpréter, comme Jane Greer[2] ou Joan Bennett[3], des rôles d’une noirceur aussi abyssale que ceux tenus à la même époque par ses glorieuses consœurs. En observant le photogramme, un spectateur non averti pourrait penser, en toute innocence, que Claire Quimby (Audrey Totter donc) est en mal de maternité, ruminant son désir d’enfant jusqu’à l’obsession pour projeter ses frustrations sur la poupée en porcelaine qu’elle tient fermement dans ses mains. Qu’on ne s’y trompe pas, dans Tension (John Berry, 1949), Claire est l’antithèse de la mère et de l’épouse fidèle. Elle est tout au contraire une prédatrice perfide, une garce sans scrupules, une mante religieuse avide de satisfactions matérielles et sexuelles, bien incapable de penser à autre chose qu’à ses pulsions de domination sur les hommes. Sensuelle, intelligente et surtout manipulatrice, insensible aux dommages qu’elle laisse dans son sillage, cette Clytemnestre réduit le monde aux bars et aux boîtes de nuit qu’elle fréquente assidûment, multiplie les rencontres amoureuses de hasard, loin de son mari Warren Quimby (Richard Basehart), pharmacien de son état, qu’elle méprise profondément. Dans cette chambre qui fut nuptiale, revêtue d’une longue robe d’intérieur blanche faite d’un tissu fluide et léger, Claire observe intensément, dans un fétichisme troublant, la poupée qu’elle vient de sortir d’une valise. Cette poupée apparaît à intervalles réguliers, tantôt posée sur le lit ou sur le ventre d’un des multiples amants de Claire comme le lieutenant de police Bonnabel (Barry Sullivan), tantôt rangée dans une valise pour mieux accompagner les déplacements de sa propriétaire. Derrière Claire, un petit chien noir en peluche et un chat en faïence reposent sur le plateau d’une commode et complètent le portrait non pas d’une adulte restée en enfance, mais bien au contraire d’une femme qui ne peut envisager son entourage qu’en termes de passivité, d’ornement ou d’apparence et qu’elle peut utiliser à sa guise. Comme cette poupée, son mari et ses amants ne sont que les jouets de sa vanité, des objets qu’elle ne prétend même pas aimer, mais qui sont là pour bien lui prouver que, face à leur médiocrité, elle ne peut que briller. Avec cette perception du temps altérée puisqu’il lui faut tout, et tout de suite, les motivations de Claire sont donc exclusivement financières – le sexe n’étant qu’un moyen pour obtenir ce qu’elle cherche - au contraire d’une Ellen Berent (Gene Tierney)[4] pathologiquement jalouse de quiconque, homme ou femme, approchant de trop près son mari.  Intérêt et plaisir personnels sont donc étroitement mêlés dans une fuite en avant qui ne peut que mal finir. Le destin de la femme fatale est toujours celui de la punition puisqu’elle incarne le désir, l’avidité et la destruction en transgressant le conservatisme et les structures patriarcales de son temps. Hors écran, pendant la Seconde Guerre mondiale, les femmes étaient entrées en masse sur le marché du travail pour s’émanciper matériellement et socialement au grand désarroi, une fois la guerre terminée, des combattants de retour du front. Il faut donc sur les écrans et pour servir une vision du monde toujours misogyne, leur faire payer cher cette indépendance.



[1] Respectivement Assurance sur la mort (Double Indemnity, Billy Wilder, 1944), Péché mortel (Leave Her to Heaven, John M. Stahl, 1945), Les Tueurs (The Killers, Robert Siodmak, 1946) Le Facteur sonne toujours deux fois (The Postman Rings Always Twice, Tay Garnett, 1946)

[2] La Griffe du passé (Out of The Past, Jacques Tourneur, 1947)

[3] La Femme au portrait (The Woman in the Window, Fritz Lang, 1944)

[4] Ibid.