mercredi 28 avril 2021

Les Badlands chez Chloé Zhao


Ayant tout perdu (travail et maison) à la suite de la récession économique des années 2007-2009, Fern (Frances McDormand), veuve depuis peu, décide de faire table rase de son passé pour se lancer, à bord d'un camping-car aussi cabossé que sa vie, sur les routes des grands espaces de l'Ouest américain, à la recherche d'un ailleurs qui s'apparente à une liberté sans autres entraves que celles de faire réparer son véhicule et de l'alimenter en essence. Dégagée ainsi de la plupart des contingences matérielles de la société de consommation, elle multiplie les petits boulots au gré de sa nomadisation et de son errance. À chacune de ses haltes, elle rencontre d'autres marginaux qui, contraints ou non, sont comme elle des hommes et des femmes, souvent âgés, décrochés du modèle américain.  Elle s'est arrêtée ici dans les Badlands du Dakota du Sud pour se promener dans ce paysage si propice à la méditation et à l'échappée. Ces buttes d'argile érodées par le temps et les précipitations, dépouillées de toute végétation, sont traversées par tout un réseau de ravines sinueuses, profondes et étroites qu'emprunte Fern. Vêtue d'une longue robe bleue toute simple et sans artifice décoratif, elle puise dans ces « mauvaises terres » nées il y a soixante-quinze millions d'années, une forme d'apaisement. Envoutée par ces vastes étendues aussi ridées que son visage, Fern est ramenée à la modestie de sa condition humaine face à cette histoire géologique qui la dépasse. Mais entre les mains de la réalisatrice Chloé Zhao, bien plus qu'un élément naturel ou un simple décor, ce paysage devient un personnage essentiel. Les Badlands sont tout autant un territoire géographique, qu'une terre marquée par l'Histoire. Habitée il y a cent cinquante ans par les Sioux Oglalas, cette région fut le témoin en 1890 de l'une des dernière Ghost Dance[1] et du massacre de Wounded Knee[2]. Que Chloé Zhao ait choisi de faire évoluer le personnage de Fern ici ne doit rien au hasard puisqu'elle avait déjà, dans ses deux films précédents (Les Chansons que mon frère m'a apprises/Songs My Brother Taught Me, 2015 et The Rider, 2017), placé sa caméra dans la réserve de Pine Ridge, une réserve sioux localisée au sud des Badlands. Les fantômes de ces premiers exclus de la société américaine hantent ce paysage pour accompagner Fern dans sa trajectoire qui n'a certes pas le tragique de la destinée de cette tribu indienne, mais qui lui permet de se réapproprier la mémoire de ceux qui n'ont pas eu de place dans le monde nouveau qui s'annonçait après la fin de la Frontière.[3] Cette concordance parfaite du paysage avec son personnage renvoie au cinéma de John Ford ou d'Anthony Mann, qui surent tous deux si bien montrer des espaces influençant les comportements physiques et mentaux de leurs personnages. Par contre, si la réalisatrice replace la trajectoire de Fern dans la mythologie du road trip en faisant dire par sa sœur qu'elle incarne l'esprit pionnier du XIXe siècle ayant permis de conquérir tout un continent, c'est ne pas dire que ces colons, à la différence de Fern, avaient, mus par une destinée manifeste[4], un but, une terre à exploiter, des villes à créer, des routes à construire, un rêve à réaliser. D'autres fantômes errent ainsi autour de Fern, ceux des fermiers du Homestead Act[5], cherchant avec difficulté à mettre en valeur les Badlands, ou leurs héritiers chassés de ces terres dans les années 30 par des vagues de nuées de sauterelles et jetés sur les routes en direction de la terre promise californienne. Cette halte en ces lieux permet à Fern de retrouver les traces de ce passé pour mieux repousser sa propre frontière intérieure et reprendre cette route au petit matin. Encore et toujours la route, cette obsession américaine émancipatrice, cette route souveraine et incertaine déroulant son asphalte le plus souvent sous la forme d'un aller simple, cette route, enfin, voyage intérieur et miroir de son identité....   



[1] La Danse des Esprits est un mouvement religieux né en 1889 à la suite d'une vision du Paiute Wovoka et destiné à rétablir le monde indien d'avant la colonisation.

[2] Le 29 décembre 1890, le 7e régiment de cavalerie massacre entre 150 et 300 Lakotas Minneconjous dans la partie sud des Badlands.

[3] Ligne mouvante marquant la limite entre le monde «civilisé» et le monde «sauvage».

[4] Expression apparue en 1845 selon laquelle la nation américaine aurait pour mission divine de coloniser l'ouest du continent.

[5] Loi signée en 1862 par Abraham Lincoln permettant à chaque famille d'exploiter pendant cinq ans une terre (65 ha au maximum) avant d'en devenir propriétaire.



dimanche 25 avril 2021

L'éducation chez Vincente Minnelli

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Dans Celui par qui le scandale arrive (Home from the Hill, 1960), Vincente Minnelli dissèque de manière impitoyable une famille texane tragiquement dysfonctionnelle. Dans cette pièce, qui tient plus d’une salle de trophées que d’un salon littéraire, le mari, Wade Hunnicutt (Robert Mitchum, au centre dans les deux photogrammes) se retrouve face à son fils Theron (George Hamilton, à gauche dans le photogramme 1 et à droite dans le photogramme 2) et sa femme Hannah (Eleanor Parker à gauche dans le photogramme 2). Riche propriétaire terrien et époux volage, Wade ne partage plus rien depuis longtemps avec Hannah, si ce n’est de vivre sous le même toit, dans deux chambres séparées. À ce moment-ci du film, il vient de décider de reprendre en main l’éducation de son fils jusqu’à présent élevé par son épouse. Et pour le patriarche, seigneur et maître de la région, on ne peut devenir un homme qu’à trois conditions :  maîtriser une arme à feu, participer à une chasse au sanglier, rite initiatique indispensable pour mériter le respect d’autrui, et, enfin, faire chavirer sans retenue le cœur des femmes. Pour le moment, il s’agit surtout de chasse. Wade incarne la masculinité triomphante, assumée et revendiquée. Toute son attitude est associée au décor du bureau pour confirmer l’aspect dominateur de cet homme, sûr de sa force et de son pouvoir. Entouré de ses chiens et confortablement installé dans un fauteuil en cuir, Wade tient une bière dans sa main droite, le pied posé sur la tête d’une peau d'ours étendue sur le sol. Ses bottes de cowboy renvoient à la culture du Texas et à sa nostalgie de l’Ouest sauvage qui s’accorde avec les fusils qui rayonnent sur le mur et le rouge flamboyant du cuir du fauteuil. Une autre tête de sanglier accrochée au mur au-dessus du foyer est là, tout autant pour célébrer son penchant certain pour la taxidermie que pour revendiquer une virilité proportionnelle à la dangerosité du gibier qu’il a chassé. Son fils Theron, jeune éphèbe naïf et candide, est sur le point de quitter l’âge de l’innocence en venant de s’emparer d’un fusil qu’il brandit fièrement devant sa poitrine. Il a quitté sa collection de papillons, ses livres et son télescope pour tirer, à la demande de son père, dans l’âtre. Aussi fier qu’Artaban, il toise avec un sourire narquois sa mère, venue précipitamment en entendant le coup de feu, pour bien lui signifier que les choses sérieuses allaient bientôt commencer. Encore revêtue d’une robe de chambre, Hannah, quant à elle, ne peut que subir, impuissante et amère, cette nouvelle béance qui s’ouvre en elle : elle avait déjà perdu son mari, là elle vient de perdre son enfant. Une vie entière de concessions et de rêves perdus en échange de l’éducation de son fils vient d’être annihilée d’un seul coup de feu. Dans cette séquence, de manière fulgurante et lyrique, Vincente Minnelli ne joue pas la pudeur, mais concentre violemment tout un spectre de frustration, de rancoeur, de nostalgie, mais aussi d'espérance traversant trois êtres qui s’affrontent et se déchirent autour d’un conflit décisif : l’éducation de Theron qui n’est rien d’autre que la prolongation de la place d’un individu dans la société, un individu civilisé, sensible et éduqué pour Hannah, sauvage, autoritaire et viril pour Wade. Mais cet antagonisme éducatif n’est que le reflet de la détestation qu’Hannah voue à Wade, coupable d'avoir eu autrefois un enfant adultérin avec une autre femme. Pris entre deux feux, Theron est déchiré par cette structure familiale toxique qui rend inévitablement son apprentissage autodestructeur. Cinéaste du mal-être et des passions humaines, Vincente Minnelli filme ces êtres inquiets en perdition qui, à l’instar d’Emma Bovary (Jennifer Jones dans Madame Bovary, 1949) de Dave Hirsch (Frank Sinatra dans Comme un torrent/Some Came Running, 1958) ou encore de Vincent Van Gogh (Kirk Douglas dans La Vie passionnée de Vincent Van Gogh/Lust for Life, 1956), cherchent un bonheur impossible et une sérénité inaccessible…




La mise en scène chez John Ford


La mise en scène de cette séquence de La Prisonnière du désert (The Searchers, John Ford, 1956) est remarquable. Le moment est décisif puisque Ethan Edwards (John Wayne, à gauche) et Martin Pawley (Jeffrey Hunter, au centre) rencontrent pour la première fois Debbie (Natalie Wood, à droite) depuis son enlèvement par les Comanches cinq ans plus tôt. Objet d’une quête insatiable de la part de son oncle (Ethan) et de son frère adoptif (Martin), tous deux désireux, coûte que coûte, de récupérer Debbie, la petite fille d’alors est devenue une jeune femme, une jeune indienne, épouse du chef Scar (Henry Brandon) et peu disposée à retourner vivre parmi les Blancs. Le premier photogramme présente Ethan et Martin, écrasés par un soleil brûlant, en train de s’installer pour bivouaquer à proximité du camp comanche dans lequel se trouve Debbie. Deux couvertures étendues sur le sable témoignent de leur volonté de passer la nuit ici. Une cafetière en tôle émaillée repose sur des pierres cerclant un feu de camp de fortune dont les volutes de fumée sont dispersées par le vent du désert. Une Winchester, posée de guingois contre un baril (de poudre ?), nous rappelle que le danger est tout proche et que la moindre inattention pourrait leur être fatale. La rivière qui coule en contrebas leur permet de se ravitailler en eau, et la ligne d’horizon coupée par une mesa est partiellement cachée par une immense dune dont la couleur ocre tranche avec le bleu du ciel. Mais tout à leur discussion ironique sur l’hospitalité comanche, ils ne voient pas ce petit point noir au sommet de la crête dunaire, à l’intersection des deux versants. Notre œil est dans l’impossibilité de le distinguer puisque le réalisateur détourne notre attention sur la conversation entre les deux hommes.

Puis, progressivement tout se dénoue. Le deuxième photogramme révèle l'événement brutal et inattendu que, dans un premier temps, seul le spectateur peut percevoir puisque Martin et Ethan sont de dos. En avance sur eux, notre regard est aimanté par la silhouette de Debbie qui vient de se dresser au sommet de la dune avant de se précipiter à toute vitesse vers la rivière. L’écart entre ce que nous savons et ce que savent Ethan et Martin, associé à la course folle de Debbie contrastant avec l’immobilité du couple au premier plan, crée ici une tension dramatique qui ne peut se résoudre que lorsque les trois protagonistes seront face-à-face. Mais là encore, John Ford joue avec nos nerfs en résolvant l’enjeu de cette confrontation en deux temps : dans le photogramme trois, Martin est le premier à se retourner pour se figer instantanément à la vue de Debbie et, quelques secondes plus tard, dans le photogramme quatre, c’est au tour d’Ethan de voir celle qu’il traque depuis si longtemps. La caméra n’a toujours pas modifié son axe et nous empêche de voir la stupéfaction sur leurs visages. Mais le temps d’arrêt que marque chaque corps ne trompe pas. Alors qu’Ethan reste interdit, Martin s'est déjà précipité vers Debbie. Cette autre course prépare les contrechamps à venir. Cette dilatation temporelle sert le propos de John Ford. Martin Pawley est le premier à voir Debbie parce qu’il veut la sauver des griffes des Comanches, mais aussi la protéger de la violence d’Ethan qui n’accepte pas que sa nièce (sa fille ?) ait pu être souillée par des Indiens qu’il poursuit de son racisme et sa haine inextinguible.

Élaborée en fonction du récit qu’elle doit servir, cette séquence est soumise à une progression interne dramatique très contrôlée. Ici, avec une économie de moyens remarquable, la caméra, fixe, révèle grâce à la profondeur de champ, tous les éléments qui font l’art de la mise en scène fordienne : sens du détail, interférence de plusieurs actions dans le cadre, sens de l’espace, intimité et violence des sentiments …… 







L'homme de main chez Francis Ford Coppola

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Garde du corps d'une fidélité sans faille, homme de confiance et de l'ombre, âme damnée de Michael Corleone (Al Pacino), Al Neri (Richard Bright) est le tueur chargé de toutes les basses besognes du Don qu'il sert avec un zèle taiseux. Dépositaire de tous les secrets de la famille Corleone, il est l'un des quatre personnages qui traversent – de manière inégale – le triptyque du Parrain de Francis Ford Coppola après Michael le chef de famille, sa sœur Connie Corleone (Tania Shire) et sa femme, Kay Adams-Corleone (Diane Keaton). Al Neri a dans Le Parrain, 2e partie (The Godfather: Part 2, 1974), une présence inversement proportionnelle aux rares dialogues qu'il prononce. Coppola le filme dans le champ, et le plus souvent en arrière-plan, dès que Michael apparaît et particulièrement lors de cette séquence concernant la veillée mortuaire de Carmela Corleone, la mère du Don. Au premier plan du photogramme 1, Fredo Corleone (John Cazale), le frère ainé, est assis, la tête basse, le coude appuyé sur une table, fumant une cigarette pour apaiser sa douleur. Récemment chassé du domicile familial par Michael en raison des liens tissés à son insu par des concurrents des Corleone, il ne sait pas que sur l'ordre de Michael, Neri a été chargé de l'assassiner après le décès de leur mère. À la demande de Connie qui cherche à réconcilier ses deux frères, Michael est en train de s'approcher de Fredo pour lui donner le baiser de Judas (photogramme 2). Tout est net dans le plan pour bien montrer les liens qui existent entre les trois hommes : le commanditaire du meurtre, la victime et le tueur.  Autour d'eux, personne ne se doute du drame à venir. Tout au long de cette séquence, entre le recueillement de la parentèle autour du corps de Carmela et la part secrète de la transaction qui unit Michael à Neri, s'insinue l'effroi fratricide et l'insondable incapacité de Michael à envisager le moindre pardon pour Fredo. Le regard tout en contrôle qu'il porte à Neri à ce moment-là ne prête à aucune équivoque et reste l'ultime réponse d'une autorité qui ne sait pas encore que la mise à mort de son frère va le hanter toute sa vie. Tous ces éléments donnent au cadre une dimension mortifère dans laquelle l'exécuteur des basses œuvres du Don est mis à nu (photogramme 3), vampirisé par cette absolue nécessité de légitimer ses fonctions. Personnage faustien, le visage inexpressif et sans état d'âme, il est une figure du mal et l'incarnation des rapports de vassalité qui unissent tous ceux qui gravitent autour de la famille Corleone. Cette soumission et cette fidélité normalisent naturellement le meurtre de Fredo dont l'accomplissement ne saurait tarder. Mais en dépit de cette proximité qu'il partage avec Michael, Neri ne nourrit aucune autre ambition que celle de servir son seigneur et maître. Tout à la fois homme de la périphérie et du premier cercle, il sait qu'elle est sa place et reste ce bras armé, cette prolongation muette du caractère implacable et impitoyable de son patron désormais marqué au fer rouge par le signe de Caïn.  



samedi 24 avril 2021

L'épilogue chez Francis Ford Coppola

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L'épilogue du Parrain, 3e partie (The Godfather: Part 3, Francis Ford Coppola, 1990), ultime séquence des trois volets de cette œuvre monumentale qu'est la saga de la famille Corleone est aussi tragique que dérisoire.  Légèrement décentré dans le cadre, l'ancien chef omnipotent de la mafia Michael Corleone (Al Pacino) est au crépuscule de sa vie, seul, le corps flétri et usé, assis sur une chaise dans la cour de la résidence sicilienne de Don Tommasino, un ancien allié mafieux (photogramme 1). Ce vieillard qui a tenu autrefois le monde entre ses mains pour bâtir un véritable empire du crime, ne tient plus, de sa main gauche, qu'une canne, prothèse désormais indispensable pour assurer sa démarche que nous imaginons claudicante. La scène paraît recouverte d'un voile qui édulcore les couleurs en dépit de la lumière sicilienne et d'un soleil au zénith. Michael vient de mettre des lunettes de soleil, et ce geste apparaît capital puisqu'il métaphorise de manière dérisoire et vaine son refus de voir qu'il a perdu depuis longtemps les trois femmes qu'il a aimées et le fils qui a refusé de travailler à ses côtés : Appollonia Vitelli-Corleone (Simonetta Stefanelli), sa première femme sicilienne, Kay Adams-Corleone (Diane Keaton), sa deuxième femme américaine, Mary Corleone, sa fille (Sofia Coppola) et Anthony Corleone (Franc d'Ambrosio), les deux enfants qu'il a eus avec Kay. Appolonia et Mary ont été assassinées par la faute de Michael, Kay a divorcé et Anthony a choisi une carrière de chanteur d'opéra, loin des affaires sulfureuses de son père. Mais par-dessus tout, l'ancien Don est hanté par le poids de cette tache indélébile qui l'écrase, cette culpabilité toujours renouvelée d'avoir commandité autrefois l'assassinat de son frère Fredo, crime dont il ne s'est jamais remis et qu'il ne pourra effacer que par sa propre mort. Au premier plan, le puits, associé aux arbres et à la haie végétale longeant à l’arrière-plan une maison en pierre, bloquent toute perspective pour composer une nature morte noyée dans un silence frémissant. Tout apparaît figé dans cet espace et ce temps suspendu qui ne guérit pas les blessures. Cadrant ce décor, la caméra se tient loin de l’ancien Parrain pour contribuer à tenir notre regard à distance et mieux souligner l’extrême solitude de Michael. Celui-ci semble accepter et même attendre cette mort toute proche parce qu’il l’a trop souvent fréquentée, trop souvent commanditée pour les autres. Et puis sans bruit, Michael s'affaisse (photogramme 2) et finit par tomber en renversant sa chaise dans sa chute (photogramme 3), alors qu'un chien se rapproche du corps sans vie. Cette silhouette étendue sur le sol, réduite à rien dans ce décor de pierres, de cailloux et de végétaux, renvoie, de manière tragique et pathétique, à la mort du colonel Kurtz (Apocalypse Now, Francis Ford Coppola, 1979), cet autre démiurge fatigué de la vie et dépouillé de sa puissance. S’est-il rendu compte qu’il a été toute sa vie le jouet de sa propre vanité et de son hubris réduit désormais à néant ? En quête de rédemption pour effacer la déchéance morale liée au meurtre de son frère, ayant échoué à léguer son héritage à son fils - comme l’avait fait son père avec lui - en dépit de la transmission du flambeau de la famille Corleone à son neveu Vincent (Andy Garcia), Michael n’a obtenu que la vacuité tragique d’une vie vouée au néant.





vendredi 9 avril 2021

Le corps humain chez Dalton Trumbo


Johnny s'en va-t-en guerre (Johnny got his gun, Dalton Trumbo, 1971) dénonce avec une force peu commune les abominations que la guerre peut causer sur un corps humain. À partir de son livre éponyme paru en 1939, Dalton Trumbo, un ancien blacklisté des années 50, met en scène une vertigineuse plongée en apnée dans la souffrance d'un « rescapé » des tranchées de la Première Guerre mondiale. Fracassé par un obus tombé trop près, Joe Bonham (Timothy Bottoms) est devenu cet homme-tronc couché sur un lit d'hôpital. Il n'a plus ni jambes, ni bras. Son visage, recouvert désormais par un masque, a été arraché, le privant de la vue, du langage et de l'ouïe. Réduit en charpie par la folie des hommes, il se retrouve dans le noir le plus profond et le plus absolu parce que définitif. « On ne peut pas perdre tant d'éléments de soi-même et continuer à vivre [1] ». Et pourtant, en dépit de toute cette dévastation, son cerveau fonctionne toujours. Emporté par une vague de panique incontrôlable, Joe prend progressivement conscience de son état et, dans une longue plainte muette, implore son euthanasie. Mais son désir frénétique de se tuer pour faire cesser cette sensation d'étouffement ne rencontre que le silence de son cri sans fin. Privé de toutes ses capacités sensorielles, il est devenu cet objet d'études pour des médecins militaires convaincus de sa mort cérébrale. Au nom d'une science pervertie, ils veulent tout savoir sur ce corps, tout connaître sur ce qui maintient en vie ce cobaye qui n'est plus tout à fait un homme. L'image et la voix-off de Joe n'offrent aucune échappatoire au spectateur saisi par ce cinéma du malaise et de la cruauté. Nous voyons ce que Joe ne peut pas voir. Une partie du mur et une petite table à gauche du cadre sont faiblement éclairés par une lumière diagonale, alors que le reste de la chambre est noyé dans l'ombre pour mieux souligner la claustrophobie de la scène. Pourtant le corps de Joe, recouvert par un drap qui ne cache aucune de ses mutilations, est néanmoins bien visible dans cette pièce qui tient davantage d'une cellule ou d'un tombeau que d'une chambre d'hôpital. Le mutilé y est condamné à être exclu du monde et à vivre une solitude irréversible, une désespérance rendue encore plus tragique par une pensée et une mémoire intactes. Le noir et blanc compose une esthétique particulièrement sinistre dans laquelle l'ombre et la lumière, par leur nature très contrastée, renvoient aux spectateurs une image quasi-monochrome, intime et brutale, de l'état mental de Joe.

L'itinéraire de ce roman violemment antimilitariste est particulièrement singulier : évoquant la Première Guerre mondiale, il est publié en septembre 1939 lorsque Hitler envahit la Pologne, puis devient un manifeste lu dans les années 60 pendant les meetings pacifistes contre la guerre du Vietnam. Son adaptation au cinéma, quant à elle, sort en août 1971 quelques mois avant le déclenchement d'une vaste offensive aérienne contre Hanoï. Dalton Trumbo termine par ailleurs son roman avec cette ironie cinglante, désabusée, mais néanmoins lucide : « Mettez-nous des fusils dans les mains et nous nous en servirons (….) Faites des projets de guerre, vous les maîtres de guerre, faites des projets de guerre, montrez-nous le chemin et nous prendrons nos fusils [2]».



[1] Johnny s'en va-t-en guerre de Dalton Trumbo, Éditions Solin, 1987, p.72

[2] Ibid, p.237 et 238






samedi 3 avril 2021

La menace chez Robert Siodmak

 

Sorti deux ans après Les Tueurs (The Killers, 1946), La Proie (Cry of the City, 1948) installe définitivement Robert Siodmak comme l'un des maîtres du film noir américain. Martin Rome (Richard Conte dans les quatre premiers photogrammes lisibles de gauche à droite) est un criminel récemment évadé d'un hôpital pénitentiaire. Poursuivi par la police, aux abois, il lui faut immédiatement de l'argent. Ayant récupéré chez son avocat des bijoux volés, Rome cherche à les échanger contre cinq mille dollars à une masseuse Rose Given (Hope Emerson), la responsable du vol crapuleux desdits bijoux et du meurtre par strangulation de sa propriétaire.  Toute cette séquence est filmée en plan fixe et long pour jouer sur la profondeur de champ et suggérer une menace latente. Dans ce type de plan, la dynamique de l'image provient essentiellement des mouvements internes. Alors que la nuit recouvre New-York, Martin Rome se retrouve devant la porte d'entrée vitrée de l'institut de massage de Rose. Quelques secondes après avoir sonné, une autre porte s'ouvre tout au bout d'un couloir interminable et une silhouette émerge de l'obscurité pour s'avancer vers lui. Telle une apparition fantomatique, Rose marche d'un pas assuré, allumant la lumière au fur et à mesure qu'elle traverse les pièces de son logement, tout en restant toujours dans l'ombre. Les seules pièces illuminées sont celles qu'elle vient de quitter. Sans hésitation, en dépit de l'heure tardive, la masseuse passe ainsi de l'ombre à la lumière, marquant du sceau de l'ambiguïté sa fonction : une masseuse le jour et une criminelle la nuit, le lien se faisant autour de ses mains capables tout autant de masser que d'étrangler. Le type d'éclairage utilisé par le réalisateur et son directeur photo Lloyd Ahern renvoie à l'expressionnisme allemand des années 20 – le réalisateur est né en 1900 à Dresde – faisant de ce contraste d'ombre et de lumière, la manifestation de la nature criminelle du personnage. Mais, alors que le visage de Rose reste jusqu'au bout dans l'obscurité sans pouvoir l'identifier, sa présence physique, avec ce corps grand et massif, apparaît immédiatement menaçante. Arrivée au terme de sa déambulation silencieuse, elle ouvre la porte et domine de toute sa carrure Martin. Sanglée dans un sarrau blanc, Rose ne trompe personne sur sa nature corrompue, lisible dans son attitude ombrageuse et revêche, le front plissé, les yeux froids et la bouche exprimant un mélange de mépris et d'arrogance. La moitié de son visage restant dans l'ombre et la place centrale qu'elle prend dans le cadre parachèvent sa sinistre apparence et ne font qu'accroître la tension. Filmée en contre-plongée, Rose exprime un égocentrisme et une puissance telle que Martin est rejeté hors-champ. C'est elle désormais qui mène le jeu. De manière obsessionnelle, Robert Siodmak avait déjà évoqué des disciples de la strangulation dans Les Mains qui tuent (Phantom Lady, 1944) ou encore Deux mains, la nuit (The Spiral Staircase, 1945) permettant ainsi au réalisateur de renouer, aux États-Unis, avec l'atmosphère inquiétante de certains de ses films allemands (Adieux/Abschied, 1930), qu'il avait mis en scène avant d'être contraint de quitter son pays pour fuir le nazisme.