samedi 30 avril 2016

La nature chez John Boorman


Dans Délivrance (1972), John Boorman nous entraîne dans une odyssée qui nous a été présentée en préambule comme bucolique et récréative pour nous plonger progressivement dans un cauchemar aquatique et sylvestre et dans un véritable choc frontal contre l'idéologie écologiste. Quatre citadins décident, le temps d’un week-end, de descendre en canoë une rivière dans les Appalaches avant que celle-ci et ses rives ne soient complétement immergées  par les eaux d’un barrage construit en aval. Mais rien ne se passe comme prévu. Une nature finalement hostile, des rapides rugissants, des chasseurs inquiétants et violents  finissent par décimer le groupe  qui avait lancé à cet espace encore indompté un défi. Suivant très fidèlement la trame du livre de James Dickey (1), John Boorman est l’anti-Henry David Thoreau, ce naturaliste, poète et philosophe américain  (1817-1862) qui prônait de manière romantique le retour à la nature. C’est l’Amérique des premiers pionniers et des premiers explorateurs qui défile au début du film. Les quatre hommes jouent aux trappeurs et aux Indiens. Mais ici, la nature et ses occupants se transforment en piège mortel. Ed Gentry (Jon Voight), à l’instar de ses camarades, est persuadé que des chasseurs les poursuivent depuis qu’ils ont tué l’un deux qui avait violé Bobby (Ned Betty), un autre membre du groupe. Pagayant en toute hâte, ils se retrouvent coincés en contrebas des rapides à la suite d’un coup de feu qu’ils pensent avoir entendu. Ed escalade la falaise, muni de son arc, pour surprendre le ou les chasseurs. Et au petit matin, un homme se présente en effet dans l’arrière-plan du cadre. Il se découpe nettement sur un promontoire et regarde attentivement la rivière, le fusil coincé sous le bras. Ed, faisant littéralement corps avec la paroi rocheuse, ajuste une flèche à son arc. La distance qui sépare le chasseur d’Ed établit alors la tension entre ces deux pôles dramatiques. Un retour aux forces obscures, barbares générées par le sentiment d’urgence vitale envahit alors Ed. Toute notion de civilisation a disparu, la nature, sauvage et inhumaine a repris ses droits et lui impose de tuer pour ne pas être tué. C’est la notion même de l’être civilisé qui est battue en brèche, l’instinct de survie primant sur tout le reste. L’arc matérialisait pour Ed ce retour aux premiers peuples qui occupaient les États-Unis avant la conquête, mais aussi ce défi qu’il s’était lancé à lui-même en acceptant ce périple en canoë. À présent, cette arme n’est plus que le vecteur du réveil de sa propre animalité.


(1)  Délivrance de James Dickey aux Éditions Gallmeister (2013)


vendredi 29 avril 2016

L'alphabet chez John Ford



Les Cheyennes (Cheyenne Autumn, 1964) est l’antépénultième film de John Ford. Il passe pour être le film pro-indien le plus affirmé du réalisateur à une époque de renaissance de l’identité indienne à la ville comme à l’écran. John Ford n’a jamais été le tueur d’Indiens que les aveugles ont bien voulu voir: Le Massacre de Fort Apache/Fort Apache (1948) avait déjà dénoncé la spoliation des terres indiennes,  La Prisonnière du désert/The Searchers (1956) avait renvoyé dos-à-dos le racisme d’Ethan Edwards et celui du chef comanche Scar, et Les Deux Cavaliers/Two Rode together (1961) stigmatisait des colons ivres de haine à l’égard des Indiens. Les Cheyennes raconte l’odyssée d’une tribu cheyenne qui décide de quitter une réserve aride de l’Oklahoma (à Monument Valley !) pour rejoindre, au prix de très rudes épreuves, ses terres ancestrales du Wyoming. Deborah Wright (Carroll Baker), une institutrice quaker, chargée de scolariser les petits Indiens, choisit de les accompagner dans ce voyage. Elle se trouve ici (photogramme du haut) entourée par des élèves de sa classe récitant l’alphabet et (photogramme du bas, hors-champ) dans l’école, face au capitaine Thomas Archer (Richard Widmark). Derrière lui, un tableau noir montre, bien découpées à la craie blanche, les lettres de l’alphabet et des mots anglais traduits de ce que nous supposons être la langue cheyenne. L’humanisme de John Ford trouve ici ses limites. Il a la plus grande des compassions pour cette tribu, mais celle-ci n’a pas d’autre choix que de s’acculturer à la civilisation blanche dominante. En toute bonne conscience, l’institutrice est le premier instrument de l’assimilation forcée des Indiens. « Tuez l’Indien, pour sauver l’homme» disait en 1892, le capitaine Pratt en fondant la première école indienne de Carlisle en Pennsylvanie. Coupés de leurs familles, des milliers d’enfants furent ainsi forcés, à la fin du XIXe siècle, à désapprendre leurs langues, à oublier leurs coutumes et leurs croyances pour mieux être soumis à l’autorité blanche. L’alphabet latin matérialise et préfigure donc la disparition de tout ce qui caractérise la civilisation indienne. Le tableau noir de la salle de classe enfonce le clou. Sous la lettre x , est écrit le nom propre Washington et sa traduction en cheyenne. Deborah Wright est encore une fois le vecteur  inconscient de la puissance politique américaine. Elle montre bien par ces mots qu’un pouvoir supérieur incarné à la Maison Blanche, a désormais en main la destinée de tous les peuples indiens aux États-Unis. Le fait que Deborah Wright soit une quaker (les quakers refusent l’emploi de la violence) renforce la contradiction de son action éducative, véritable arme de destruction massive pour cette tribu cheyenne qui cherche par tous les moyens à survivre et à exister.


L'assassinat de JFK chez Arthur Penn



Dans La Poursuite impitoyable (The Chase) d’Arthur Penn (1966) « la séquence finale, où l’on voit Robert Redford escorté par le shérif du comté (Marlon Brando) avant d’être tué à bout portant par un autochtone assoiffé de vengeance, cite exactement l’assassinat de Lee Harvey Oswald par Jack Ruby dans les couloirs du commissariat de Dallas» (1). Le film est une plongée infernale dans la lâcheté, la débauche, le racisme, la violence de la population d’une petite ville quelque part au fin fond du Texas. Originaire de cette ville, Bubber Reeves (Robert Redford), incarcéré quelques années plus tôt, s’évade du pénitencier pour être, dans la foulée, accusé d’un meurtre qu’il n’a pas commis, ce qui excite et enflamme toute la population prête à rendre une justice expéditive. Seul le shérif Calder (Marlon Brando, gigantesque !) se dresse contre ce mur de haine pour tenter de soustraire Bubber à l’hystérie collective. Ce dernier s’étant rendu, Calder l’escorte à ce moment vers la prison. Mais c’est sans compter le désir de meurtre d’Archie (Steve Inhat) qui décharge son révolver sur l’infortuné Bubber. Tout ce final est apocalyptique parce qu’il est le point d’orgue d’une extrême violence qui surgit de manière explosive même si Arthur Penn nous a longuement préparé à l’inéluctable. L’assassinat de JFK était passé par là (le président américain  meurt en 1963 sous les balles de Lee Harvey Oswald à Dallas). Les Américains ont l’habitude de considérer que ce meurtre et son corollaire, la mort de Lee Harvey Oswald, tué à bout portant par Jack Ruby, correspondent à un point de non-retour, une fin de l’âge de l’innocence qui annonce les désillusions à venir : la guerre du Vietnam, les assassinats de Martin Luther King et de Robert Kennedy en 1968, soit deux ans après le film, la mort du Peace and Love et le scandale du Watergate. Bubber Reeves est une victime sacrificielle, dépassée par les enjeux que représente son évasion, révélatrice des haines aveugles qui sommeillent en chacun des habitants et qui ne demandent qu’une étincelle pour éclater. Il n’est, pour Arthur Penn, qu’un révélateur social et politique d’une Amérique qui rejette dans les années 60, la modernité et les transformations qui secouent la société étatsunienne. La mort de Bubber laisse les badauds indifférents. Un attroupement se forme autour de son corps ensanglanté mais l’indifférence des uns et le voyeurisme des autres l’emportent sur la compassion : l’homme à droite tient les bretelles de son pantalon, à sa gauche un autre se tient les mains dans les poches,  imité par un troisième, face à la caméra. Bubber meurt en vain puisque la catharsis n’aura pas lieu. Le shérif Calder et sa femme Ruby (Angie Dickinson) choisiront de quitter ce coin répulsif du Texas.

(1) 26 secondes, l’Amérique éclaboussée de Jean-Baptiste Thoret aux Éditions Rouge profond (2003) p. 73


                                        L'assassinat de Lee Harvey Oswald par Jack Ruby en 1963



Le générique chez Robert Aldrich


Ce générique du Grand Couteau (The Big Knife, Robert Aldrich, 1955) est l’œuvre du génial Saul Bass. Ce graphiste américain est le créateur de dizaines de génériques, tous plus superbes les uns que les autres (Psychose, la Mort aux trousses, Sueurs froides d’Alfred Hitchcock, L’Homme aux bras d’or, Autopsie d’un meurtre d’Otto Preminger ou encore Les Nerfs à vif et Casino de Martin Scorsese). Ils forment tous un film dans le film et donnent, de manière narrative et figurative, un résumé des scénarios mis en scène. Ici, Le Grand Couteau  est une nouvelle incursion dans le monde impitoyable du cinéma hollywoodien et une mise en abîme équivalente à celle de Sunset Boulevard ( Billy Wilder, 1950). Charlie Castle (Jack Palance, sublime !) est un acteur qui se trouve à la veille de la reconduction de son contrat détenu par le producteur Stanley Hoff (Rod Steiger, non moins sublime !). Charlie cherche à reprendre sa liberté de création mais se retrouve piégé par un chantage que Hoff exerce sur lui. Le générique s’ouvre sur un plan rapproché épaule, cadrant Charlie, tête baissée. Le fond est noir, impénétrable. Puis, progressivement, Charlie se prend la tête entre les mains, manifestant une souffrance intérieure insoutenable, une dépression qui finira par déchirer son  cerveau – mais aussi l’écran - en le faisant éclater, comme autant de brisures, en mille morceaux. En quelques minutes, Saul Bass épouse le point de vue de Robert Aldrich sur Hollywood : l’usine à rêves détruit les êtres qui veulent s’émanciper de sa tutelle. Le contrat faustien que doit signer Charlie n’est rien d’autre qu’une soumission aux directives d’un producteur tyrannique qui a droit de vie et de mort sur lui. Le visage torturé de Charlie menace de disparaître au bas de l’écran comme poussé par des forces qui le submergent. L’homme est nu, sans défense, enveloppé par l’obscurité environnante. Les déchirures sont autant de signes d’enfermement qui rendent ses velléités d’indépendance dérisoires.
Rejeté par Hollywood, Robert Aldrich est un cinéaste extrêmement critique vis-à-vis de l’industrie cinématographique. Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?/What ever happened to Baby Jane ? (1962), Le Démon des femmes/The Legend of Lylah Clare (1968) et Faut-il tuer Sister George/The Killing of Sister George (1968), seront autant de témoignages amers, désabusés, voire désespérés sur le milieu du spectacle qui broie impitoyablement – sous le soleil californien - les individus préférant les chemins de traverse. Charlie Castle et Robert Aldrich ne font qu’un.





                                           

mardi 26 avril 2016

La télévision au cinéma chez Robert Redford


Dans Quiz Show (1994), Charles Van Doren (Ralph Fiennes) est l’héritier d’une grande famille intellectuelle de la côte Est des États-Unis. Diplômé de Harvard, professeur d’université et écrivain, il se porte volontaire pour participer à un jeu télévisé de questions-réponses, le Twenty-One sur NBC, une grande chaîne de télévision new-yorkaise dans les années 50. Son physique de gendre idéal télégénique, sa culture et son intelligence vont pousser les producteurs du jeu et le directeur de la chaîne à le garder le plus longtemps possible à l’antenne pour optimiser l’indice d’écoute (déjà !) et donc les recettes publicitaires. Cette manipulation bien comprise des deux côtés passe par la décision de donner à Charles les réponses aux questions avant l’émission. Celui-ci accepte la tricherie et le mensonge autant pour obtenir facilement des gains colossaux  que pour accéder à une reconnaissance médiatique foudroyante, lui qui vivait jusque-là dans l’ombre de la notoriété de son père. Charles est  ici enfermé dans une cabine téléphonique, inquiet d’apprendre l’annonce d’une enquête du Congrès sur les jeux télévisés. Il est encore relativement anonyme. Les passants ne se retournent pas sur lui (sauf l’un deux à gauche qui le dévisage); le réglage de la profondeur de champ est ici fondamental; plus celle-ci est courte et plus elle isole Charles. Le premier plan et l’arrière-plan sont donc flous pour mieux soustraire le personnage à la foule environnante. Cet isolement est également matérialisé par la cabine téléphonique qui l’emprisonne par des lignes horizontales et verticales qui sont autant de barrières du piège médiatique dans lequel il s’est jeté en toute conscience. Charles Van Doren est allé trop loin dans la duplicité pour faire marche arrière. Sa concupiscence s’apparente à une fuite en avant que contredit son milieu social et professionnel. Robert Redford nous parle ici du rêve américain mais perverti par le mensonge, de la réussite financière et donc matérielle, de la puissance et de l’hubris, de la reconnaissance sociale. L’instrument pour y parvenir est la télévision et ses dérives ou la cupidité n’a d’égal que l’amoralité. Cet œil qui commence dans les années 50 à envahir les foyers n’a jamais la part belle au cinéma puisqu’il sera toujours considéré comme un concurrent féroce pour le grand écran.  Elia Kazan avait déjà, dans Un Homme dans la foule (A Face in the Crowd/1957), dénoncé de manière encore plus vitriolée que Robert Redford, les turpitudes du monde télévisuel, prêt à tout pour servir d’écrin à la mise en marché de produits commerciaux en tous genres. Mais Network de Sydney Lumet (1976) ou Le Prix du danger réalisé par Yves Boisset (1983) vont encore plus loin et décrivent la tentation totalitaire d’une poignée de décideurs sans scrupules, bien décidés à manipuler les masses. Charles van Doren – qui a véritablement existé - est donc acteur et victime d’un Goliath qui vient à peine de naître.



samedi 23 avril 2016

Folie et déchéance chez Woody Allen


Blue Jasmine (2013) est le film – avec Match Point (2005) – le plus noir et le plus misanthrope de Woody Allen. Jasmine (Cate Blanchett, d’une vérité troublante) est une femme qui se retrouve seule après l’arrestation de son mari (Alec Baldwin), un  homme d’affaires ayant pignon sur rue à New-York mais qui se révèle être un escroc de grande envergure. Rejoignant sa sœur Ginger (Sally Hawkins) à San Francisco, Jasmine tente par n’importe quel moyen de remonter la pente. Habituée au grand luxe de l’argent facile et au milieu mondain de Manhattan, la lente descente aux enfers du monde réel fait basculer Jasmine dans la névrose,  que Woody Allen, avec une férocité rare, a rarement aussi bien représentée qu’ici. Elle est assise, dans le dernier plan du film,  sur un banc en plein San Francisco. Seule, entamant un monologue incohérent, les cheveux défaits, le regard hagard et fiévreux, elle garde  encore quelques signes de sa vie d’antan : une veste Chanel et un pantalon  noir achetés sur la Ve avenue à Manhattan. Habituée à débiter des kilomètres de mots dans une tension verbale exponentielle, à avaler des tonnes d’anxiolytiques accompagnés de larges rasades d’alcool, à vivre dans une bulle délirante de plus en plus inquiétante, Jasmine finit par se taire pour ne plus exister à cet instant. Ce silence assourdissant fait définitivement basculer Jasmine dans un monde parallèle.  L’espace environnant – le couple attablé dans la profondeur de champ, la femme installée à ses côtés mais qui s’en est allée, les voitures - apparaît d’autant plus lointain que Woody Allen filme au plus près la mise à nu de son personnage. Tous les artifices de l’apparence ont été balayés. Il ne reste plus que la solitude tragique et l’abîme de la désespérance. Woody Allen montre une fois de plus qu’il est amoureux de ses actrices; Mia Farrow, Diane Keaton, Dianne Wiest, Penelope Cruz, Rebecca Hall, Scarlett Johansson, et ici Cate Blanchett incarnent tour à tour l’idéal féminin polymorphe allenien composé d’un savant mélange de séduction (Match Point) d’émancipation (Annie Hall), de mante religieuse (Vicky Cristina Barcelona) et d’aliénation (Blue Jasmine).  En ce qui concerne cette dernière, Woody Allen s’est visiblement inspiré de Ruth Madoff, la femme du célèbre escroc Bernard Madoff, condamné en 2009 à 150 années de prison pour  avoir escroqué ses clients pour un montant dépassant 65  milliards de dollars. Mais Jasmine renvoie surtout à Blanche Dubois, l’aristocrate pathétique et mythomane de la pièce de Tennessee Williams, Un Tramway nommé Désir et incarnée au cinéma par Vivien Leigh sous la direction d’Elia Kazan en 1951. À travers 62 ans de décalage, les deux personnages se tendent un miroir dans lequel se réfléchissent  leurs névroses et leurs fêlures enrobées des mêmes mensonges et des mêmes dissimulations. 


jeudi 21 avril 2016

Alcool et règlement de comptes chez Howard Hawks


Dans un saloon, les hommes de l’Ouest boivent de l’alcool et règlent leurs comptes. Cette évidence – ce cliché propre au genre – est mise en scène de manière éclatante dans Rio Bravo de Howard Hawks (1959). Dude (Dean Martin) est l’assistant du shérif John T. Chance (John Wayne). Devenu alcoolique à la suite d’une déception amoureuse, il tente de remonter la pente et de regagner sa fierté perdue ainsi que l’estime sinon le respect de ses compagnons Chance et Stumpy (Walter Brennan). À la poursuite d’un meurtrier s’étant réfugié dans ce saloon, Dude, sous la protection de Chance, mène son enquête auprès des gunmen qui y sont attablés. Dude sait que le meurtrier est blessé à la jambe et que ses bottes sont maculées de boue. Mais aucun des occupants du saloon ne répond à ces critères ……
Dans ce plan, Dude est sur le point de battre piteusement en retraite, sous les quolibets du groupe de malfrats susmentionné. Sa tenue le ramène à son statut d’alcoolique; sa veste est élimée et cache mal  un sous-vêtement jaunâtre tout aussi informe. Son stetson est défraîchi et accompagne cet ensemble vestimentaire  plutôt négligé. Seule l’étoile de shérif qu’il porte sur le côté gauche, lui donne un semblant d’autorité. Mais en longeant le comptoir, son regard est soudainement attiré par des gouttes de sang qui  tombent dans un verre de bière. Des coulées rouges suintent imperceptiblement le long du verre pour se mélanger à cette boisson inséparable – après le whisky - du gosier asséché de tous les outlaws  qui se respectent. Aussi vif que l’éclair, Dude pivote sur lui-même tout en dégainant et abat le meurtrier qui avait trouvé refuge sur un balcon du saloon. Pour Dude, la révélation de l’énigme dans l’alcool est désormais la première étape de sa réhabilitation.
Le saloon est quasiment présent dans tous les westerns. C’est un espace emblématique puisqu’il est d’abord et avant tout un lieu de passage, un espace public – avec l’église -, un pivot autour duquel gravite une faune plus ou moins recommandable. Il permet aux cavaliers qui ont sillonné les pistes de se reposer avant de reprendre la route. On y boit, on s’y bat à coup de poing, on s’y amuse, on y gagne de l’argent au poker, on y rencontre des entraîneuses/prostituées, la grande salle peut accessoirement se transformer en bureau électoral (L’Homme qui tua Liberty Valance/The Man Who Shot Liberty Valance de John Ford, 1962) ou en salle d’opération (Open Range de Kevin Costner, 2003) et on y règle souvent ses comptes à coups de revolver.  Dans Rio Bravo, le saloon est tenu par l’homme le plus puissant de la région, Nathan Burdette (John Russel). C’est là qu’il rassemble ses hommes pour ourdir un plan destiné à délivrer son frère Joe, emprisonné pour meurtre par John T. Chance. Mais c’est sans compter la ténacité et le désir de revanche sur lui-même de Dude. Rio Bravo est un très grand western.



mercredi 20 avril 2016

Le cadrage chez Jules Dassin


Cette composition dans le plan est extraite des Forbans de la Nuit (Night and the City de Jules Dassin, 1950). Phil Nosseross (Francis L. Sullivan, de dos) est le patron d’un night-club des bas-fonds londoniens, le Silver Fox. L’heure dans la nuit est avancée, les clients sont partis. Il ne reste plus que Mary (Gene Tierney), assise, seule, revêtue de son manteau et prête à partir. Elle est employée par Phil comme chanteuse en attendant un meilleur sort. Toute la configuration dramatique propre au film noir est ici représentée : des personnages en marge, un décor, une lumière. Filmé en plongée, Phil Nosseross, dont la corpulence  occupe un quart de l’image, vit l’essentiel de son existence dans son bureau. Cet espace s’apparente à une cage de verre dont les barreaux matérialisent son emprisonnement, comme pour souligner son impossibilité à sortir de sa condition. De son bureau à l’escalier à l’arrière-plan, quatre rangées de lignes verticales découpent la partie gauche du plan. Leur enchevêtrement renforce l’isolement de Phil dans cette partie de l’espace que trois sources de lumière (deux plafonniers et une lampe de bureau) viennent faiblement  éclairer. En contrebas, au deuxième plan, se détache nettement Mary. Elle est, elle aussi seule, mais l’espace crée entre les deux poutres lui permet de rêver à un ailleurs pour le moment hypothétique. Les deux personnages parlent mais ne se regardent pas tant ils sont antinomiques. Phil Nosseross fait partie intégrante de la pègre londonienne alors que Mary veut quitter cet univers interlope. Elle partage sa vie avec Harry Fabian (Richard Widmark), un rabatteur de clientèle pour le Silver Fox qui lui promet sans arrêt rêve et richesse. La disposition des protagonistes permet d’équilibrer le plan tout en désignant deux positionnements contraires des corps. Les Forbans de la Nuit est un diamant brut du film noir. Jules Dassin tourne le film à Londres, un an après son exil forcé des États-Unis en raison de son inscription sur la liste noire rédigée par les grands producteurs hollywoodiens. Inscrit au Parti communiste au début des années 30, il le quitte en 1939 après le pacte germano-soviétique signé entre Hitler et Staline. En dépit de ce geste, il sera une des premières victimes du sénateur McCarthy et de ses séides.


mardi 19 avril 2016

Le mystère organique chez Ridley Scott


Dans Alien de Ridley Scott (1979), un vaisseau extra-terrestre mystérieux gît, inerte, sur une planète inconnue. À la suite d’un signal non identifié, un remorqueur interstellaire, le Nostromo et son équipage ont été déroutés pour atterrir (?) sur cette planète afin de vérifier l’origine de cet avertissement. Au détour d’une marche à travers un relief chaotique, trois astronautes se trouvent subitement face à cet engin dantesque, organique, muni de grandes pinces et qui semble couché sur le flanc, comme une bête assoupie depuis des temps immémoriaux. La vision est fantomatique. Ce vaisseau aux formes inquiétantes est recouvert d’une brume bleutée qui masque en partie ses exactes proportions. Sur le plan visuel, l’image est particulièrement puissante, d’autant plus qu’elle est à l’écran, fugitive; seuls quelques plans brefs, vus à travers les caméras des astronautes, nous permettent d’appréhender cet astronef figé mais prêt à bondir sur sa proie. C’est le graphiste, sculpteur et plasticien  suisse H.R. Giger qui a conçu et réalisé ce décor torturé fascinant. Le vaisseau repose sur un sol rocailleux, tourmenté et déchiré. La nuit englobe cet espace qui nous est présenté comme particulièrement hostile, répulsif. La tension s’installe à partir de cette vision, de cette esthétique sombre et morbide. Quel est ce vaisseau ? Depuis quand est-il là ? Qui a lancé le fameux signal ? Personne ne le sait à ce stade de l’histoire. Cette conception du mystère renvoie directement à l’univers de H.P. Lovecraft, un écrivain fantastique américain dont les nouvelles (Démons et merveilles, l’Affaire Charles Dexter Ward, Je suis d’ailleurs …) énoncent une menace venue des confins de l’espace ou des abîmes océaniques qui submergera tôt ou tard la civilisation. Le vaisseau inconnu d’Alien peut ainsi s’apparenter à un épigone de Cthulhu, cette créature tentaculaire, « ce chaos de cris inarticulés, cette hideuse contradiction de toutes les lois de la matière et de l’ordre cosmique » (1), tapie quelque part au fond d’une cité cyclopéenne engloutie, R’lyeh. L’esprit lovecraftien traverse tout le film, mais particulièrement ce plan dans lequel les hommes apparaissent soudainement infiniment petits et dépassés par des forces qui vont les submerger pour mieux les anéantir. Une fois dans l’antre de la bête, les astronautes vont rencontrer une réalité aussi étrange que terrifiante qui scellera leur destin.

(1) L’Appel de Cthulhu de H.P. Lovecraft dans Lovecraft, Tome 1 dans la collection Bouquins aux Éditions Robert Laffont (1991)


                                                            Les entrailles de la bête assoupie

vendredi 15 avril 2016

Le monologue chez Martin Scorsese



Ce monologue de Travis Bickle (Robert De Niro, une fois de plus sublime) dans Taxi Driver de Martin Scorsese (1976) est une séquence culte. Travis est un ancien marine, reconverti en chauffeur de taxi à New-York. Confronté à la violence nocturne de la ville, isolé, en proie à une dérive paranoïaque, il décide de s’armer et s’entraîne chez lui. Face à un miroir, revêtu d’une veste militaire, surjouant l’étonnement et l’incrédulité, il se parle à lui-même en lançant ces interjections désormais célèbres; «You talkin’ to me ? You talkin’ to me ? You talkin’ to me ? Then, who the hell else are you talkin’ to ? You talkin’ to me ? Well, I’m the only one here. Who the fuck do you think you’re talkin’ to ?» Ce n’est pas Paul Schrader, le scénariste du film qui a écrit ces phrases, mais bien Robert De Niro, improvisant sur les lieux du tournage. En digne héritier de l’Actor’s studio, cette association new-yorkaise qui a formé tant d’acteurs (Marlon Brando, Jack Nicholson, Nicolas Cage, Dustin Hoffmann …) et d’actrices (Meg Ryan, Julianne Moore, Michelle Pfeiffer …), Robert De Niro fait exister son personnage de manière glaçante, tout en profondeur psychologique  en ce sens qu’elle touche du doigt la folie névrotique qui s’empare progressivement de Travis, tout à son désir de trouver une justification à  son existence désespérément vide.  Travis Bickle est en représentation devant lui-même; il ne regarde pas la caméra – et donc le spectateur - mais un Autre imaginaire qui incarne tous les vices urbains; prostitution, proxénétisme, délinquance, pauvreté, racisme …. Son amour fétichiste des armes à feu et le soin qu’il met à s’entraîner dans un appartement tout aussi délabré que son existence  préfigurent la tuerie finale, véritable rédemption – thème éminemment scorsesien - pour cet insomniaque urbain cauchemardesque. Mais à travers ce questionnement et l’image que lui renvoie le miroir, Travis pointe aussi l’arme sur lui. Cette entreprise d’autodestruction et nihiliste dans le sens nietzschéen du terme (la négation de l’être) est la conséquence de la confusion qui s’empare de lui. Il ne voit plus la différence entre le Bien et le Mal – autre thème cher à Martin Scorsese -, perd progressivement pied tout en intériorisant pour l’instant sa haine des autres. D’une certaine façon, Travis se construit contre le monde qui l’entoure. Ses pulsions meurtrières trouveront leur conclusion dans un hôtel de passe, glauque, sordide, immergé dans la nuit new-yorkaise.




mercredi 13 avril 2016

Le suicide chez Kevin Costner


Dans Danse avec les loups (Dances with Wolves, 1990), le lieutenant Dunbar (Kevin Costner) de l’armée unioniste est grièvement blessé à la jambe sur un champ de bataille de la guerre de Sécession entre les États du Nord et ceux du Sud. Il n’échappe à l’amputation que de justesse. Épuisé, lassé par tant de tueries, submergé par un abîme de désespérance, il décide d’en finir. Le lieutenant enfourche alors un cheval et vient galoper à quelques mètres des lignes confédérées, attendant le coup de grâce qui mettra fin à son calvaire. Dans cette chevauchée ultime, il offre son corps en sacrifice, telle une figure christique, bien décidé à endosser toute la culpabilité et tous les péchés des hommes. À l’arrière-plan, les Sudistes sont en train d’ajuster leurs tirs et de le mettre en joue …..
Le suicide est une figure rare dans le western. Michel Cieutat (1) nous dit que c’est parce que Hollywood et l’Amérique ont une foi inébranlable dans la vie. Le Code Hays, chargé de vérifier, de 1934 à 1968, les bonnes mœurs des films,  recommandait fortement de ne pas  montrer le suicide à l’écran. Dans la société américaine qui a érigé le succès comme un horizon ultime à atteindre, le suicide, expression d’une souffrance insoutenable, ne peut être qu’un constat d’échec contredisant toutes les valeurs (travail, détermination, courage) qui ont fondé l’Amérique. Mais néanmoins quelques exemples prouvent que certains réalisateurs ont su contourner la censure. Ainsi, Billy the Kid (Paul Newman) affronte Pat Garrett, mais avec un revolver vide dans Le Gaucher (The Left-Handed Gun, 1958), de même que Brendan O’Malley (Kirk Douglas) face à Dana Stribling (Rock Hudson) dans El Perdido de Robert Aldrich (1961).Tony Sinclair (John Cassavetes) préfère retourner son arme contre lui plutôt que d’affronter son frère, Steve (Robert Taylor) dans Libre comme le Vent (Saddle the Wind de Robert Parrisch, 1958), tandis que les outlaws de la Horde sauvage de Sam Peckinpah (The Wild Bunch, 1969) s’autodétruisent dans un baroud d’honneur contre l’armée mexicaine parce qu’ils sont conscients qu’ils sont devenus, au début du XXe siècle, des vestiges du passé. Enfin, le capitaine Benjamin Tyreen (Richard Harris), dans Major Dundee (1965)  du même Peckinpah, blessé à mort dans un combat contre les lanciers français au Mexique, préfère se jeter dans une charge solitaire contre les lances des cavaliers de l’empereur Maximilien. La rédemption est donc impossible pour tous ces personnages et la mort volontaire devient la seule échappatoire à une situation qu’ils ont jugée sans issue. Pour le lieutenant Dunbar par contre, le miracle se produit; il échappe à tous les projectiles qui sifflent autour de lui et survit à cette immolation. Il pourra ainsi renaître au contact de la tribu sioux qu’il rencontrera au cours de son odyssée dans les Grandes Plaines du Dakota du Sud.


(1) Michel Cieutat, Les Grands thèmes du cinéma américain, Éditions du Cerf (1988) p.245 et 246 




lundi 11 avril 2016

Le clair-obscur chez Francis Ford Coppola


Surgie des ténèbres, cette apparition fantomatique du colonel Kurtz (Marlon Brando, une fois de plus sublime) dans Apocalypse Now (1979) renvoie à la part d’ombre qui a fini par vampiriser cet ancien colonel des Bérets verts, en rupture de ban par rapport à sa hiérarchie, devenu un tyran sanguinaire quelque part au fin fond de la jungle cambodgienne pendant la guerre du Vietnam. Remarquable officier, Kurtz était promis à une  brillante carrière dans l’armée, mais il a fini par basculer, physiquement et mentalement, dans l’abîme guerrier cauchemardesque créé par l’intervention américaine dans cette partie du Sud-Est asiatique. À la tête d’une tribu indigène, ce seigneur de guerre hors de tout contrôle sauf du sien, vénéré comme un dieu totalitaire, fera régner la terreur sur les populations environnantes. Crâne rasé, morgue aux lèvres, Kurtz, dans un regard caméra toise, hors champ, Willard (Martin Sheen) un autre officier chargé d’assassiner cet illuminé devenu la mauvaise conscience de l’armée américaine. D’inspiration expressionniste, une lumière blafarde éclaire le côté droit de son visage, laissant dans l’ombre, et dans une symétrie presque parfaite, le côté gauche. Ce soldat perdu nous regarde en fait et incarne le point de vue de Francis Ford Coppola sur la place des États-Unis au Vietnam. Alors que le napalm continue de détruire la population, les forêts et les plaines rizicoles du Vietnam, Kurtz apparaît soudain comme la reproduction en miniature de la sauvagerie orchestrée depuis Washington. Il a tout du démiurge jusqu’au-boutiste passé de l’autre côté du miroir. Coppola force le spectateur à regarder le visage de l’abjection, mais cet effet de miroir doit l’amener à se confronter à son double maléfique. La charge politique du propos est d’autant plus forte que la guerre s’est terminée au moment où le film est projeté, quatre ans auparavant. Si l’on excepte les Bérets verts (The Green Berets, 1968), inutile film de propagande  de John Wayne,  seul Michael Cimino avant Coppola, avait affronté de manière directe dans Voyage au bout de l’enfer (The Deer Hunter, 1978), l’expérience des soldats américains dans le bourbier vietnamien. Apocalypse Now est un film immense.

                                                                        Le colonel Kurtz (Marlon Brando)


Le racisme chez Gordon Douglas




Cette ouverture de Rio Conchos (1964) est d’une fulgurance et d’une violence saisissantes, empreintes d’une noirceur totale, contemporaine des westerns de Sam Peckinpah (La Horde sauvage/The Wild Bunch, 1968) et annonciatrice de ceux de Clint Eastwood (Impitoyable/Unforgiven, 1992). Quelque part au Nouveau-Mexique, peu après la fin de la guerre de Sécession, un groupe d’Indiens pratique un rite funéraire dans un paysage aride, désolé, écrasé par une chaleur étouffante. Au loin, surgit un cavalier qui met pied à terre, s’empare de sa winchester et abat méthodiquement, les uns après les autres, tous les infortunés Apaches sans défense. Début du générique …….

Cet homme, c’est James Lassiter (le meilleur rôle peut-être de Richard Boone), ex-major sudiste, devenu tueur d’Indiens après que sa famille ait été massacrée par une bande d’Apaches. La haine que voue Lassiter aux Indiens s’exprime ici dans toute sa cruauté. Ce ne sont  pas seulement les Apaches qu’il veut éradiquer mais aussi leur culture, leurs rites, leur existence même. Ces Apaches sont en train de recouvrir de pierres le cadavre d’un défunt. En dépit de leurs allées et venues qui balaient le cadre, nous voyons immédiatement dans la profondeur de champ et quasi-centré sur l’écran, bien découpé entre sable et montagne et encadré par les branches mortes des arbres desséchés, l’archange de la vengeance et de la mort. Une forte plongée écrase le tueur. Tout dans son attitude montre que ce n’est pas la première fois qu’il perpètre ce type de tuerie de masse; le calme, la détermination, les mains gantées - signe de professionnalisme - et l’habileté diabolique au tir. James Lassiter fait partie de ces tueurs d’Indiens qui hantent les westerns. Les alter egos de l’ex-major qui tuent des Indiens par vengeance ou par cupidité (la recherche de scalps) ou les deux à la fois  sont nombreux; le sergent Vinson (Joel McCrea) dans Fort Massacre de Joseph M. Newman (1958), Charley (Robert Taylor), le chasseur de bisons dans La Dernière Chasse (The Last Hunt de Richard Brooks, 1956), le major Degan (Richard Carlson) dans L’Expédition du Fort King (Seminole de Budd Boetticher, 1953) ont en commun le racisme érigé en bannière. Leur folie criminelle est la face noire de la Conquête de l’Ouest et la personnification de la culpabilité américaine vis-à-vis de cet ethnocide pratiqué à une grande échelle. Quelques secondes suffisent à James Lassiter pour accomplir son crime. Un silence assourdissant succède à la fusillade et enveloppe les Apaches gisant sur la terre rougie par leur sang.




vendredi 8 avril 2016

Les regards croisés chez Todd Haynes


Dans Carol de Todd Haynes (2015),Thérèse (Rooney Mara)  et Carol (Cate Blanchett) se rencontrent pour la première fois dans un grand magasin à Manhattan à la veille de Noël. La première est une jeune vendeuse timide et très impressionnée par cette grande dame vêtue d’un manteau de fourrure mais dont le timbre de voix révèle une fêlure intérieure et une fragilité masquées par son statut social. Carol est là pour acheter une poupée à sa fille et son regard croise, entre les nombreux acheteurs qui se pressent autour des rayons, celui de Thérèse. Cet échange visuel croisé  et fugitif va pourtant signifier le début d’une histoire d’amour entre ces deux femmes que tout sépare (l’âge et la condition sociale). L’intensité du regard que chacune porte à l’autre et la beauté intériorisée des sentiments tranchent avec le badinage consumériste auquel se livrent dans un premier temps, Carol et Thérèse. Puis, imperceptiblement, Carol questionne Thérèse sur ses goûts de petite fille, lui montre une photo de sa propre fille, finit par lui commander un train électrique, prétexte tout trouvé pour laisser son adresse sur le bon de commande. Les gants, ostensiblement abandonnés sur le comptoir serviront, après le départ de Carol, de prétexte à Thérèse pour justifier une nouvelle rencontre. Le monde autour d’elles a cessé de tourner; les autres vendeurs et les clients se fondent dans la profondeur de champ, insensibles ou indifférents à cette tranche de vie, à cette étincelle qui marquera définitivement les deux protagonistes. Les yeux des deux femmes soulignent ce que les corps ne peuvent exprimer au grand jour dans cette Amérique du début des années 50, puritaine et maccarthyste. En digne héritier de Douglas Sirk et de ses mélodrames - Tout ce que le ciel permet (All that heaven allows, 1955), Écrit sur du vent, (Written on the wind, 1956) - Todd Haynes filme des personnages qui se veulent libres en dépit des conventions sociales écrasantes et mutilatrices, responsables de leurs pensées, de leurs actions - Carol est en train de divorcer et Thérèse refuse les avances de Richard -, et déterminés à unir leurs trajectoires irréversibles. Dans cet univers bien ordonné du grand magasin, de part et d’autre du comptoir figurant le premier et ultime obstacle séparant pour l’instant Carol et Thérèse, tout est en place pour que les sentiments puissent éclore et finalement exulter. Le hasard (?) de cette rencontre fortuite déclenchera les rebondissements à venir de ce mélodrame qui s’inscrit dans la continuité d’un autre film de Todd Haynes, Loin du paradis/Far from heaven, 2002, dans lequel le réalisateur avait déjà mis en scène l’amour mais cette fois-ci homosexuel.


samedi 2 avril 2016

La nuit chez Tod Browning


  
  

En dépit des années, l’épilogue de Freaks (1932) garde toute sa puissance ténébreuse. Ce film oppose, au sein d’un cirque ambulant, Hercule (Henry Victor) dont la fonction est de faire l’étalage de ses muscles en terrassant des taureaux, aux Freaks, ces hommes et ces femmes lourdement handicapés dès la naissance (certains n’ont pas de jambes, pas de bras ou les deux à la fois) et voués à être des objets de foire, exhibés à l’extérieur du chapiteau, au voyeurisme malsain des spectateurs. La force du film vient du fait que ces Freaks jouent leur propre rôle. Ni maquillage, ni trucage. Ils sont la représentation de l’envers de la condition humaine que le public de l’époque n’a pas voulu voir. Mais la «monstruosité» n’est pas là où on l’attend. Hercule (au premier plan, photogrammes de droite) est un géant, une force de la nature mais à l’âme noire et amorale alors que les Freaks, physiquement diminués, témoignent d’une humanité et d’une solidarité exemplaires.  Moqués, humiliés, battus par Hercule, les Freaks tiennent enfin leur vengeance. Le taureau est sur le point d’être terrassé ; il vient de recevoir un coup de couteau dans le flanc et rampe en arrière avec difficulté face à la meute qui sonne l’hallali. Pour la première fois de sa vie, Hercule est à la hauteur des Freaks. La caméra est au ras du sol cadrant successivement le champ et le contrechamp de la séquence. La nuit est profonde, un orage fait rage, ses éclairs zébrant à intervalles irréguliers l’obscurité. Les visages menaçants des Freaks s’opposent à la panique qui déforme le visage d’Hercule qui n’est plus qu’une bête traquée dans cette descente aux enfers. La boue macule les vêtements détrempés et seuls les Freaks semblent évoluer avec facilité dans l’encerclement de leur proie. La catharsis, cette épuration des passions, est à l’œuvre. La séquence est cauchemardesque et plonge les personnages dans la nuit qui engloutira Hercule. Ce film maudit à l’origine est depuis devenu un classique qui marque la mémoire de manière indélébile.




vendredi 1 avril 2016

La fin du rêve chez Dennis Hopper


La séquence finale du film de Dennis Hopper, Easy Rider (1969), est un véritable manifeste de la contre-culture étatsunienne foudroyée par la médiocrité de l’Amérique profonde. Deux motards, Wyatt (Peter Fonda) et Billy (Dennis Hopper) voyagent en sens inverse de la conquête de ce territoire par les pionniers; de Los Angeles, les deux hippies californiens, après avoir obtenu une forte somme d’argent en revendant de la drogue, avalent des milliers de kilomètres de bitume, bien calés sur leurs choppers, en direction de la Nouvelle-Orléans. De là, ils poursuivent leur périple vers la Floride mais croiseront en cours de route un camion de deux red necks qui voulant leur faire peur, tirent en fait sur Billy. Celui-ci se retrouve à terre, mortellement blessé, les bras en croix, sa monture d’acier gisant sur le flanc à côté de lui. Wyatt se précipite vers son infortuné compagnon pour le secourir. Le cadre n’est pas une campagne rieuse et bucolique mais un espace gangrené par une population de culs-terreux racistes rejetant en bloc ces marginaux avides d’espace et de liberté. Wyatt et Billy incarnent le rejet de tout ce qui s’apparente à un conformisme social. Leurs cheveux longs, leurs vêtements – la veste à franges de Billy – leur indépendance sont autant de signes insupportables pour les bien-pensants qui refusent les idéaux communautaires et libertaires de la jeunesse flower power des années 60. Le rêve d’une société non violente, tolérante, rejetant le consumérisme ambiant, se fracasse ici sur une route perdue. Wyatt, pourtant, arbore avec fierté les marques de son appartenance au pays de l’Oncle Sam; son casque, le dos de son blouson et le réservoir à essence de sa chopper affichent la bannière étoilée, mais rien n’y fait, il sera à son tour assassiné par les mêmes crétins abyssaux ayant fait marche arrière pour éliminer toutes les traces de leur crime.
Dennis Hopper a saisi avec beaucoup d’acuité la fin du rêve pour toute une génération. En dépit de Woodstock, l’année 69 sonne le glas de toutes les espérances: la guerre du Vietnam se poursuit sous les pluies de napalm en s’étendant au Cambodge, la femme de Roman Polanski, Sharon Tate, est sauvagement assassinée par Charles Manson, un leader illuminé d’une communauté hippie, les Rolling Stones  doivent faire face à un déchaînement de violence au concert d’Altamont (Californie) devant une foule sous acide encadrée par des Hell’s angels menaçants, des militants des Black Panthers sont assassinés par la police de Chicago …… Mais Easy Rider préfigure aussi l’arrivée sur les écrans d’un courant, le Nouvel Hollywood, appelé à régner tout au long des années 70 et dont les caractéristiques sont inspirées de la Nouvelle Vague des années 50; de petits budgets (moins de 400 000 dollars pour Easy Rider), des tournages en extérieurs au détriment des studios, des acteurs peu connus, des thèmes remettant en cause l’ordre social. Le pivot de cette nouvelle esthétique est le réalisateur qui dispose du montage final. Francis Ford Coppola, Arthur Penn, Michael Cimino, John Schlesinger, Hal Ashby ou encore Jerry Schatzberg seront les hérauts de cette remarquable décennie qui prendra fin avec l’échec financier colossal de La Porte du paradis (Heaven’s gate, 1980) de Michael Cimino. Les producteurs et les studios reprendront alors la main.



Peter Fonda et Dennis Hopper