dimanche 25 août 2019

L'anachronisme chez David Miller




Dans Seuls sont les indomptés (Lonely Are the Brave, David Miller, 1962), Jack Burns (Kirk Douglas) est un cowboy sans domicile fixe, errant à travers les plaines du Nouveau-Mexique, vivant d'expédients, dormant à la belle étoile et ayant pour tout compagnon de route son cheval prénommé Whisky. Épris de liberté, individualiste forcené et refusant toutes les contraintes autres que celles qu'il s'impose, il se rend à ce moment dans une ville pour revoir son ancienne amie Jerry (Gena Rowlands). Mais alors que Jack tente de traverser une autoroute qui coupe son itinéraire, des voitures et des camions surgissent brutalement dans le cadre, manquant de l'écraser. Le cheval renifle, hésite, se cabre, prend peur, ne peut ni avancer ni reculer, virevolte et menace à tout moment de renverser son cavalier. Les klaxons, les injures et les visages interloqués derrière les pare-brises encerclent celui qui reste insensible à toute cette agitation. Désormais l'asphalte a remplacé les anciennes pistes chaotiques et poussiéreuses qu'empruntaient jadis les troupeaux de bovins, et les voitures se sont substituées aux chariots bâchés pour de nouvelles transhumances vers ce qui n'est plus une terre vierge, mais un espace quadrillé par des villes et des routes. La Conquête de l'Ouest est terminée depuis longtemps et l'esprit des pionniers à l'assaut de la Frontière, cette ligne imaginaire séparant la civilisation de la sauvagerie, est désormais entre les mains des historiens.  Ce n'est pas le cas pour Jack, un ancien combattant de la guerre de Corée, qui persiste à être le vestige d'un temps révolu, un anachronisme croyant faire perdurer un mode de vie qui n'a plus cours, un solitaire et un anarchiste défiant les conventions et l'ordre établi. Hors-la-loi flamboyant, mais sans la violence qui accompagne habituellement ce statut, Jack est aussi inadapté au monde moderne qu'un Tom Doniphon (John Wayne dans L'Homme qui tua Liberty Valance de John Ford tourné la même année). Sa silhouette à cheval emprisonnée dans le rétroviseur du camion désigne bien ce passé auquel Jack s'accroche envers et contre tout. Cette autoroute dont le bas-côté droit est jalonné de poteaux électriques qui ont remplacé les poteaux télégraphiques d'antan, glisse vers son point de fuite, un horizon bloqué par une rangée d'arbres. Pourtant en s'exposant ainsi à ce flot continu de véhicules de manière aussi désinvolte et provocatrice, Jack se comporte comme un trompe-la-mort, bien conscient qu'il est au bout de la piste et qu'il n'a plus rien à attendre de ses semblables. Cette dimension suicidaire qui le pousse à rompre les amarres illustre bien la contradiction opposant son monde intérieur constitué d'espaces libres et sans entraves à celui du monde extérieur, réel, corseté et conformiste. Faux western mais véritable ode nostalgique à ce genre cinématographique, Seuls sont les indomptés annonce sinon sa fin, du moins son crépuscule. Tirée du livre d'Edward Abbey (1) et scénarisée par Dalton Trumbo – encore mis à l'index par la liste noire du maccarthysme – l'histoire de Jack Burns refusant la modernité tout en se marginalisant renvoie aux thématiques des anti-héros qui seront développées quelques années plus tard par les cinéastes du Nouvel Hollywood.

(1) The Brave Cowboy d'Edward Abbey, 1956. Pour l'édition française, Seuls sont les indomptés, Gallmeister, 2015






lundi 19 août 2019

La figure du cercle chez Clint Eastwood


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À l'exception de L'Homme des hautes plaines (High Plains Drifter, 1973) et de Pale Rider, le cavalier solitaire (Pale Rider, 1985), la mise en scène de Clint Eastwood n'a jamais été aussi redevable de l'univers de Sergio Leone que dans cette séquence extraite de son film réalisé en 1983, Le Retour de l'inspecteur Harry (Sudden Impact). Une nuit, à San Paulo, une petite ville de Californie, Jennifer Spencer (Sondra Locke, photogrammes 1 et 2) est poursuivie par trois malfrats dont l'un, Mick (Paul Drake, photogramme 3) a participé au viol de la jeune femme et de sa sœur dix ans auparavant. Profitant de l'obscurité, elle se réfugie dans un manège de chevaux de bois qui jouxte la plage bordant le Pacifique et le met en marche. Se déplaçant à moitié courbée entre les chevaux, alors que la plateforme entame son mouvement circulaire, Jennifer tente d'échapper à ses poursuivants qui, eux aussi, ont pris pied sur le carrousel. Entre ombre et lumière, sa silhouette se confond dans la contradiction de deux mouvements : la rotation horizontale du carrousel et le mouvement vertical lancinant que font les chevaux fixés à leurs barres. Les nombreux plans sur son visage angoissé et les stigmates des coups qu'elle vient de recevoir révèlent le calvaire qu'elle subit au cœur des ténèbres et du chaos. Espace corrompu par la violence, ce manège évoque la figure circulaire chère à Sergio Leone que l'on peut voir dans certains de ses films : le cimetière de Sad Hill dans Le Bon, la Brute et le Truand (The Good, the Bad and Ugly, 1966) et le muret encerclant Harmonica et Frank dans Il était une fois dans l'Ouest (Once Upon a Time in the West, 1968) sont tout autant des arènes mettant en scène des catharsis que des révélateurs de la vérité de chacun des personnages. Tout a commencé ici (Jennifer et sa sœur ont été violées non loin de là) et tout va se terminer dans cet espace forain endormi. Symbolisant l'enfermement et le vertige, le mouvement sans fin du carrousel traduit le malaise existentiel de Jennifer, son écoeurement vis-à-vis du monde qui n'a pas su être attentif à son traumatisme, et sa part d'ombre, elle qui n'hésite pas, dans un désir de vengeance insatiable, à tuer tous ceux qui ont participé jadis à son malheur et à celui de sa soeur. Sa vérité est celle d'un enfer à ciel ouvert qui ne peut trouver sa résolution qu'au beau milieu de ce lieu à priori ludique et familier, mais ici hanté par le souvenir d'une blessure qui ne cicatrise pas. La tonalité funèbre et cauchemardesque de la séquence, ainsi que la violence graphique que déploie Clint Eastwood soulignent la confrontation de Jennifer à ses démons intérieurs et surtout à ce démon, Mick, qui inexorablement se rapproche de sa proie. Fouillant de ses yeux l'obscurité, celui-ci s'est arrêté à côté d'une licorne dont la corne, par son mouvement ascendant et descendant, déchire littéralement l'écran. Les circonvolutions nauséeuses de son cerveau de criminel sont soulignées par les travellings circulaires de la caméra, une contre-plongée menaçante et un éclairage expressionniste violemment contrasté coupant son visage en deux. Brutal clone d'un croisement entre Scorpio (le tueur dans L'Inspecteur Harry/Dirty Harry, Don Siegel, 1971) et de Stacy Bridges (un autre tueur dans l'Homme des hautes plaines), il ne sait pas encore qu'il ne lui reste que quelques instants pour disparaître définitivement dans la nuit.