mercredi 28 décembre 2016

La terrasse chez Ettore Scola


L’essentiel du film Una Giornata particolare (Une Journée particulière d’Ettore Scola/1977) se passe, le 6 mai 1938, à l’intérieur de l’immeuble d’un quartier de Rome au moment où Mussolini accueille Hitler pour préparer la signature du Pacte d’Acier qui scellera, le 22 mai 1939, l’alliance militaire offensive entre les deux dictatures. Au petit matin, le bâtiment se vide progressivement de ses habitants, pressés de se rendre au défilé et d’écouter les discours des deux dictateurs. Seules deux personnes sont contraintes – pour des raisons différentes – de rester cloîtrées chez elles……
Mère de six enfants et épouse d’un Mussolini aux petits pieds, machiste et vulgaire, Antionetta (Sophia Loren, superbe dans sa lassitude, à contre-emploi, loin des rôles de diva qu’elle a pu incarner) ne peut se rendre au défilé en raison des tâches ménagères qui la submergent. Admirative du Duce et peu éduquée, elle ne réalise pas son aliénation imposée par un régime qui traite avec mépris les femmes, destinées à être principalement de bonnes épouses et de bonnes mères. Mais tout à sa mission domestique, Antionetta finit par rencontrer Gabriele (Marcello Mastroianni, parfait lui aussi dans cette antithèse du grand séducteur), un homme resté seul dans un appartement qui, par-delà la cour intérieure, fait face au sien. Journaliste antifasciste et homosexuel, celui-ci a été renvoyé par la radio qui l’employait, et s’attend d’un moment à l’autre à être arrêté. En ces temps de virilité triomphante, Gabriele est un paria aux yeux de ceux qui pensent que seuls un homme et une femme peuvent s’aimer. Cette rencontre fortuite et éphémère entre deux êtres que tout sépare et que le régime fasciste opprime, donne une dimension élégiaque et funèbre au film. Ces deux solitudes vont partager, un temps trop court, un ailleurs qui se cristallise au cours de ce pas de deux sur le toit de l’immeuble. Alors qu’Antonietta décroche son linge, Gabriele en profite pour la recouvrir subitement d’un drap et pour esquisser quelques pas de danse tout en la serrant contre lui, riant du bon tour qu’il vient de lui jouer. Les diagonales du carrelage suivent la trajectoire des cordes à linge qui coupent ce toit en deux, transformant la partie de droite en espace de liberté et d’insouciance. La terrasse, comme un bout du monde, permet au couple de s’élever loin des regards et des préjugés. Cet espace ouvert leur permet de laisser libre cours à une douce euphorie dans une étreinte furtive. Le vent fait ondoyer le linge au rythme de cette danse improvisée mais pleine d’amertume. Le cœur d’Antionetta bat à tout rompre d’autant plus qu’elle ne sait pas encore à ce moment-là que Gabriele ne peut l’aimer. Ce moment de bonheur, ce temps suspendu, font presque oublier le hors-champ de l’effervescence de la célébration fasciste transmise par une radio placée dans la cour, et qui pèse comme une chape de plomb sur le destin de ces deux exclus.  Pour mieux saisir ce drame intime, Ettore Scola choisit d’utiliser des couleurs délavées, blafardes, proches du noir et blanc pour accentuer ce gris douloureux dans lequel évoluent ses personnages, mais aussi toute la société italienne vampirisée par le fascisme. Jean A. Gili affirme que le film « met à nu les structures mentales qui portent à l’exclusion de tous ceux qui ne correspondent pas aux normes, de tous ceux qui sont jugés inférieurs (1) ». Le propos reste toujours d’actualité.

(1) Jean A. Gili, dans L’Avant-scène cinéma, numéro 230, 15 juin 1979, cité dans L’Histoire fait son cinéma en 100 films de Guillaume Evin, Éditions de La Martinière, p.116, 2013.


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