samedi 10 décembre 2016

La douleur chez Steven Spielberg


Le monde de Christina (Andrew Wyeth, 1948)

Ce plan extrait du film de Steven Spielberg, Il faut sauver le soldat Ryan (Saving Private Ryan/1998) a été manifestement inspiré par le tableau d’Andrew Wyeth, Le Monde de Christina, peint en 1948. Des champs de blé s’étendent à perte de vue, une maison avec une grange attenante se détachent sur la ligne d’horizon, une route ou un chemin traversent cet espace ouvert et en apparence bucolique … mais une tension, un malaise traversent ces deux paysages. Andrew Wyeth a peint, chez lui à Cushing dans l’état du Maine, sa voisine Christina Olson, atteinte de poliomyélite, rampant sur le sol. Nous tournant le dos, Christina semble hurler, appeler à l’aide. Ses bras décharnés supportent à peine ce corps qui menace de se rompre. Chez Spielberg, la voiture qui se dirige vers la maison n’est pour l’instant qu’un point perdu dans cette immensité horizontale, uniquement perturbée par la verticalité de l’éolienne et celle des maisons. Mais nous savons que les passagers du véhicule sont sur le point d’annoncer à Madame Ryan la sinistre nouvelle de la mort de ses 3 fils sur une fratrie de quatre. Deux frères sont morts pendant le débarquement en Normandie sur les plages d’Omaha Beach et d’Utah Beach, et le troisième a péri en Nouvelle Guinée sur le front du Pacifique. 


Lorsque l’aumônier et l’officier sortent de la voiture, la mère a franchi le seuil de la maison en titubant et s’effondre sur le perron. Brisée, déchiquetée par le chagrin qui la submerge, elle rejoint Christina dans la même position semi-couchée, incapable de se relever. L’air lui manque, le monde autour d’elle s’écroule, une oppression sans nom déchire tout son être. Le réalisateur choisit de filmer cette douleur muette avec pudeur. Les dialogues sont absents, et seule une musique extradiégétique, donc non entendue par les personnages, vient troubler l’accablement de la mère. Son cri intérieur et infini est d’autant plus oppressant que nul ne l’entend. La caméra est restée à l’intérieur et garde par rapport à cette mère éplorée, une certaine distance respectueuse pour mieux la laisser seule face à ces deux hommes. L’espace domestique est déjà endeuillé, et la photographie à droite de l‘écran montrant les quatre frères enlacés ne fait qu’accentuer le vertige qui a saisi Madame Ryan. Ce cadre photographique, souvenir d’un passé pas si lointain, repose sur un poste TSF qui permettait à la mère de suivre les campagnes militaires de l’armée américaine en Europe et en Asie, tout en lui donnant l’illusion de pouvoir s’attacher aux destinées de ses enfants. Mais, ce que la radio ne peut lui annoncer, l’arrivée de ces deux hommes le fera. L’épuration de la séquence, le refus de la moindre virtuosité stylistique – une caméra fixe en plongée – sont les contrepoints parfaits du drame qui est en train de se jouer, donnant à ce moment un sens tragique et cruel.


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