mardi 13 décembre 2016

Le shérif et le grand propriétaire chez John Sturges


Au moment où ces lignes sont écrites, Kirk Douglas vient d’avoir cent ans. Cet acteur, toujours sublime, a tout incarné. Du producteur de cinéma (Les Ensorcelés/The Bad and The Beautiful, 1952) à l’officier de l’armée française pendant la Première Guerre mondiale (Les Sentiers de la gloire/Paths of Glory, 1957) en passant par le gladiateur (Spartacus/1960) ou encore Vincent Van Gogh (La Vie passionnée de Vincent Van Gogh/Lust for Life, 1956), cet Américain d’origine biélorusse a traversé la deuxième moitié du XXe siècle en incarnant toutes les fonctions propres au cinéma; acteur, réalisateur (il réalisera deux films; Scalawag en 1973 et Posse en 1975), producteur et même écrivain . Il a également, à de multiples reprises, chevauché à travers les plaines du Far West. Dans Le Dernier train de Gun Hill (The Last Train from Gun Hill de John Sturges/1958), il campe Matt Morgan, un shérif intraitable, droit dans ses bottes, à la recherche de deux hommes qui ont violé et assassiné sa femme indienne. Une selle marquée CB retrouvée sur les lieux du crime, le mène dans le ranch du propriétaire de ces initiales, Craig Belden (Anthony Quinn, formidable), qui s’avère être un ancien ami. C’est là que Matt apprend que le fils de Craig, Rick, a été le dernier à utiliser la selle … La rencontre entre le shérif et le grand propriétaire se déroule dans une vaste pièce dont le décor va servir à différencier les deux protagonistes, tout en illustrant parfaitement l’un des thèmes essentiels du western : la civilisation incarnée par la loi et l’ordre, face à la sauvagerie matérialisée par un homme, Craig, qui ne reconnaît d’autre maître que lui-même.


Matt est debout, filmé en contre-plongée; il domine de toute la puissance de son verbe Craig, qui cherche, à ce moment-là, à éluder les questions de plus en plus précises du shérif. Ce dernier est sobrement vêtu. La dominante bleue de sa veste et de sa chemise est rehaussée par le nœud papillon noir fermant son col, accentuant la détermination de l’expression de son visage. Les yeux brillant d’une lueur farouche et les lèvres serrées, il entend faire respecter la loi et s’y consacre totalement. Venant de la ville et bien que très policé, Matt n’en reste pas moins le bras armé de la justice. Il est celui qui refoule ses sentiments personnels afin d’accomplir le seul objectif qu’il s’est assigné : faire respecter la loi et arrêter les coupables. Mais Matt Morgan est un homme seul, face à ce potentat local qu’est Craig Belden. 


Celui-ci est l’archétype du cattle baron qui a réussi, par la seule force de ses bras à s’élever dans la hiérarchie sociale. C’est le self-made man typique devenu propriétaire d’un ranch et de terres aux dimensions gargantuesques, tout en menant les hommes (et les femmes) comme on mène le bétail, sans états d’âme particuliers. La décoration de son intérieur le rattache au monde de la nature: les cornes d’une vache, la Texas Longhorn, trônant fièrement au-dessus de l’âtre, et une tête de bison taxidermisée  accrochée au mur, comme autant de trophées, matérialisent l’opulence de son propriétaire et sa fonction essentielle: éleveur de bétail et chasseur de bisons. Une rangée de Winchester, bien alignées dans une armoire vitrée, témoigne des moyens que peut employer Craig pour parvenir à ses fins. Les problèmes pour lui se règlent le fusil ou le colt à la main. Nul besoin de faire appel à la loi, puisqu’il l’incarne, mais sans en avoir le mandat. Bien calé dans son fauteuil de cuir noir, un cigarillo et un verre d’alcool dans la main droite dont l’annulaire est cerclé par une grosse bague, Craig, pourtant doté d’une forte personnalité, se laisse pour l’instant dominer par Matt. Habillé comme un cowboy, gilet en cuir, jeans, chemise rayée au col bien ouvert quant à lui, le grand propriétaire incarne le pouvoir sans partage. Il cherche par tous les moyens à protéger son fils qui se révèle être, à ce moment-là, sa seule faiblesse. En dépit de leur amitié ancienne, deux mondes antinomiques s’affrontent donc: Craig incarne un Ouest individualiste, sanguin, bourru, violent au besoin, ancré dans les immenses espaces des Grandes Plaines américaines, confronté au monde de la ville de Matt, de l’ordre et de la civilisation  au service de la collectivité.


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