Ce champ-contrechamp est lourd de menaces.
Extrait de La Forêt d’émeraude (The Emerald Forest de John
Boorman/1985), il représente la limite entre la forêt amazonienne encore
intacte et un espace défriché avec comme ligne d’horizon un barrage
hydroélectrique en construction. Ce no man’s land est un front pionnier, un
espace en cours de peuplement dans le cadre d’une mise en valeur agricole ou
minière. L’avancée de cette ligne répond à des impératifs économiques et
sociaux, mais heurte de plein fouet l’habitat des tribus amazoniennes qui ont
su rester à l’écart de tout contact avec ce que l’on appelle la civilisation.
Et la tribu des Invisibles se trouve ici dans ce qu’ils appellent « le bord du
monde ». Incrédules, figés dans une contemplation muette, désemparés, mais
conscients d’un danger qui menace leur existence même, ils observent cet espace
anciennement forestier, pelé, mort, vidé du fleuve qui s’y trouvait, puisque
celui-ci a été détourné de son cours naturel pour permettre la construction du
barrage. La désolation règne à perte de vue. Le défrichement a été mené à coups
de pelleteuses et de bulldozers. Les traces toutes fraîches de ces véhicules de
terrassement marquent encore le sol de leurs empreintes et quelques rares
rubans végétaux discontinus se cramponnent encore miraculeusement à cette terre
violée. En lisière de forêt, les Invisibles, cachés derrière un rideau de
branches, se confondent avec leur milieu naturel et continuent à incarner un
mode de vie dans lequel la liberté, le mysticisme, le rapport respectueux avec
les mondes animal et végétal est en rupture total avec le monde matérialiste
qui les repousse toujours plus loin au fond de la forêt en les asphyxiant petit
à petit. Le barrage, mais aussi tout ce qui compose son hors-champ que l’on
devine au-delà – la ville et son tumulte, les colons prêts à déferler sur ces
nouvelles terres – sont porteurs de violence et d’aliénation et heurtent de
plein fouet cette tribu qui pose la question de l’altérité. À l’inverse de la
nature hostile qui finit par disloquer un groupe de citadins partis faire du
canoë sur une rivière déjà condamnée par la construction d’un barrage (Délivrance du même Boorman tourné en 1972),
la forêt amazonienne et les Invisibles ne forment qu’un. La canopée les
protège, les enveloppe. Mais des prédateurs plus dangereux que le jaguar ou
l’anaconda rôdent le long de ce front pionnier pour réduire le terrain de
chasse des Invisibles ou pour les acculturer de gré ou de force. John Boorman
nous décrit, dans un élan rousseauiste et humaniste, un paradis en passe d’être
perdu, une réalité mentale et physique condamnée.
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