lundi 28 novembre 2016

Le front pionnier chez John Boorman



Ce champ-contrechamp est lourd de menaces. Extrait de La Forêt d’émeraude (The Emerald Forest de John Boorman/1985), il représente la limite entre la forêt amazonienne encore intacte et un espace défriché avec comme ligne d’horizon un barrage hydroélectrique en construction. Ce no man’s land est un front pionnier, un espace en cours de peuplement dans le cadre d’une mise en valeur agricole ou minière. L’avancée de cette ligne répond à des impératifs économiques et sociaux, mais heurte de plein fouet l’habitat des tribus amazoniennes qui ont su rester à l’écart de tout contact avec ce que l’on appelle la civilisation. Et la tribu des Invisibles se trouve ici dans ce qu’ils appellent « le bord du monde ». Incrédules, figés dans une contemplation muette, désemparés, mais conscients d’un danger qui menace leur existence même, ils observent cet espace anciennement forestier, pelé, mort, vidé du fleuve qui s’y trouvait, puisque celui-ci a été détourné de son cours naturel pour permettre la construction du barrage. La désolation règne à perte de vue. Le défrichement a été mené à coups de pelleteuses et de bulldozers. Les traces toutes fraîches de ces véhicules de terrassement marquent encore le sol de leurs empreintes et quelques rares rubans végétaux discontinus se cramponnent encore miraculeusement à cette terre violée. En lisière de forêt, les Invisibles, cachés derrière un rideau de branches, se confondent avec leur milieu naturel et continuent à incarner un mode de vie dans lequel la liberté, le mysticisme, le rapport respectueux avec les mondes animal et végétal est en rupture total avec le monde matérialiste qui les repousse toujours plus loin au fond de la forêt en les asphyxiant petit à petit. Le barrage, mais aussi tout ce qui compose son hors-champ que l’on devine au-delà – la ville et son tumulte, les colons prêts à déferler sur ces nouvelles terres – sont porteurs de violence et d’aliénation et heurtent de plein fouet cette tribu qui pose la question de l’altérité. À l’inverse de la nature hostile qui finit par disloquer un groupe de citadins partis faire du canoë sur une rivière déjà condamnée par la construction d’un barrage (Délivrance du même Boorman tourné en 1972), la forêt amazonienne et les Invisibles ne forment qu’un. La canopée les protège, les enveloppe. Mais des prédateurs plus dangereux que le jaguar ou l’anaconda rôdent le long de ce front pionnier pour réduire le terrain de chasse des Invisibles ou pour les acculturer de gré ou de force. John Boorman nous décrit, dans un élan rousseauiste et humaniste, un paradis en passe d’être perdu, une réalité mentale et physique condamnée. 


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