dimanche 20 novembre 2016

Le radeau chez Werner Herzog


Lope de Aguirre (Klaus Kinski, dantesque) a pris le pouvoir au sein d’une expédition de conquistadors commandée auparavant par Pedro de Ursua (Ruy Guerra), un noble espagnol mandaté par la couronne d’Espagne pour découvrir la mythique cité de l’Eldorado, quelque part dans la jungle amazonienne. L’action se passe après la conquête du Pérou en 1534 par les forces de Francisco Pizarro. Le film de Werner Herzog, Aguirre, la colère de Dieu (Aguirre, der Zorn Gottes/1972) décrit la lente et inexorable destruction d’un groupe d’hommes et de femmes au contact d’une nature et d’Indiens hostiles. La faim, la soif, l’isolement, les maladies, les flèches décochées de nulle part vont anéantir cette expédition recroquevillée sur un radeau, descendant le rio Urubamba et qui menace de se disloquer à tout moment. À ce moment-là, Aguirre est le seul survivant; consumé par un feu intérieur, les yeux hagards, un rictus haineux aux lèvres, il erre sur les troncs d’arbres qui servent de plateforme basse glissant sur l’eau, tourne en rond, marche comme un crabe, enjambe sans un regard les cadavres de ses infortunés compagnons qui gisent sur le radeau, lève les yeux au ciel, en proie aux délires les plus exaltés et les plus paranoïaques. C’est un homme d’autant plus fou et mégalomane qu’il se prend pour Dieu. Il rêve d’arracher toute la Nouvelle-Espagne, Trinidad et le Mexique à la couronne espagnole. Ses rêves de conquête doivent permettre à ce psychopathe buté et cruel de mettre en scène l’Histoire et de régner sur la totalité du continent tout en projetant d’épouser sa fille et de fonder la dynastie la plus pure qui soit. Aguirre incarne donc cette tache indélébile qu’est le nazisme, qui perfuse le cinéma allemand d’après-guerre. Pureté de la race, pouvoir, destruction, désir de conquête et de domination d’autres peuples, Werner Herzog interroge le passé, pas si lointain, de son pays et de sa responsabilité dans la déflagration qui a ravagé l’Europe et le monde. Mais ce défi absolutiste et égocentrique lancé à la face du monde par Aguirre, apparaît grotesque, boursouflé et finalement pathétique. Ses seuls spectateurs ne sont que de dérisoires petits singes qui ont élu domicile sur le radeau. Tout en s’emparant de la main gauche de l’un d’entre eux, Aguirre, cet illuminé mystique et dangereux mais condamné, contemple de ses yeux exorbités son empire, fait d’eau et de végétal. La volonté de puissance, cette hubris qui a fait oublier au conquistador qu’il n’est qu’un simple mortel, et sa vanité ne sont pas rassasiées mais elles se fracassent sur ce fleuve qui se dérobe sous ses pieds, face à cette jungle grandiose et menaçante, transformée en tombeau. Le radeau semble s’être immobilisé et la caméra effectue un travelling circulaire pour mieux isoler cette figure de l’extrême et ce bateau ivre qui n’a plus de maître. Dans cette contre-épopée, la figure d’Aguirre rejoint celle du colonel Kurtz (Marlon Brando) dans Apocalypse now (Francis Ford Coppola/1979). Si le premier descend le fleuve Urubamba à la recherche de ses chimères, le second a remonté le Mékong au Vietnam puis au Cambodge, pour y installer son royaume de feu et de sang. Mais les deux hommes sont devenus des monstres prométhéens dont l’orgueil n’a d’égal que leur démesure. 


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