Le Docteur Jekyll (Frederic March) est un bon
bougre légèrement porté sur la transgression. Persuadé que l’Homme est doté de
deux personnalités antagonistes, il met au point un breuvage issu d’une
formule, pour séparer dans un même corps, le bien du mal. Dans cette sublime
version du Docteur Jekyll et Mister Hyde
de Rouben Mamoulian (1932), ledit praticien tente l’expérience sur lui-même et
se métamorphose en un anthropoïde particulièrement inquiétant. Mr Hyde apparaît
brutalement dans le champ, face à un miroir, pour constater la réussite et le
bien-fondé de sa théorie. Le médecin affable et respectable est devenu le mal
incarné. Démarche simiesque, augmentation de la partie occipitale du crâne,
système pileux particulièrement fourni, rangée de dents du maxillaire supérieur
impressionnante, tout le corps de Mr Hyde renvoie à l’Australopithèque qui
sommeillait dans le subconscient du Dr Jekyll et qui se matérialise désormais
dans ce laboratoire, à l’insu de tous. Tout à sa contemplation triomphante, il
exulte d’une rage éruptive et primitive, actionnant ses zygomatiques pour
partir d’un éclat de rire sinistre. S’esclaffer de cette manière aussi
tonitruante n’est pas anodin; les autorités médicales et religieuses de la bonne
société londonienne lui avaient déconseillé de poursuivre ses recherches et son
futur beau-père, le général Carew (Halliwell Hobbes) lui refuse pour l’instant
la main de sa fille, Muriel (Rose Hobart). C’est donc un Dr Jekyll frustré qui
a expérimenté sur lui-même sa potion. Son double va donc lui permettre d’assouvir
enfin toutes ses pulsions réprimées par le puritanisme de la société
victorienne dans laquelle il évolue. « Libre ! » rugit-il à deux reprises. Libre
désormais de s’encanailler dans les bas-fonds de Londres, de fréquenter des
prostituées, de faire régner la terreur et de basculer dans le meurtre. Le
miroir dans lequel Mr Hyde s’admire est plus que le vecteur de son narcissisme;
il est l’expression de la vérité que le Dr Jekyll lance à la face du monde :
sa recherche d’absolu ne peut s’enraciner que dans ses instincts primitifs. Le
cinéma américain est rempli de ces personnages qui défient les lois de la Création :
les Docteurs Frankenstein (Frankenstein/1931),
Moreau (L’Île du Docteur Moreau/1932)
et Jekyll ou, plus près de nous, Seth Brundle (La Mouche/1986) sont autant de Prométhée qui ont commis le
blasphème suprême, celui de se prendre pour Dieu en manipulant l’âme et le
corps humain. Entre 1908 et 2006, pas moins de dix-huit metteurs en scène se sont
appropriés ce personnage sorti tout droit de l’imagination de Robert-Louis
Stevenson (1), mais outre celle de Rouben Mamoulian, seules deux autres versions
ont marqué l’imaginaire des cinéphiles : celle, éponyme, de Victor Fleming
(1941) et Mary Reilly de Stephen
Frears (1996).
(1) L’Étrange cas du Docteur Jekyll et Mister
Hyde de Robert-Louis Stevenson, Folio classique, 2003.
Mister Hyde (Frederic March)
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