mercredi 21 décembre 2016

Les élites chez Luchino Visconti


Les Damnés de Luchino Visconti (1969) est une plongée vertigineuse et cauchemardesque dans l’univers des Essenbeck, une famille aristocratique allemande propriétaire d’aciéries, au moment où Hitler prend le pouvoir. Alors que le Reichstag brûle au-dehors (27 février 1933), les Essenbeck sont progressivement contaminés par la perversion de l’idéologie nazie, et, comme un miroir grossissant vis-à-vis de la société allemande, ils vont incarner toutes les facettes de la décadence humaine et de la décomposition d’un microcosme prêt à tout pour assouvir les appétits et les ambitions de quelques-uns. Entre les tenants de la République de Weimar (le chef de famille Joachim, rapidement éliminé), les nazis convaincus (le fils Konstantin comme le petit-fils Martin) et les arrivistes mus par le pouvoir et l’appât du gain (Friedrich Bruckmann, le directeur des aciéries), cette famille de monstres va s’autodétruire dans des éclats de sang, de débauche et de fureur pour mieux servir et satisfaire le pouvoir en place. Au-delà du contrôle des aciéries qui font la fortune des Essenbeck tout en devenant un enjeu pour reconstruire l’armée allemande du futur IIIe Reich, Visconti filme l’homme dans son aptitude à se putréfier et à prêter allégeance à la haine de l’autre. La morbidité du propos illustre le fragile vernis civilisationnel qui recouvre toute la société allemande en train de se jeter dans les bras de son Führer. Dans le photogramme, Friedrich Bruckmann (Dirk Bogarde) vient d’épouser la baronne Sophie Essenbeck (Ingrid Thulin), veuve depuis 1918. Poussés au suicide par empoisonnement par le propre fils de la baronne, Martin (Helmut Berger) ne reculant devant aucun obstacle pour contrôler les aciéries, les nouveaux et éphémères époux viennent de se donner la mort. À l’instar des personnages du Guépard du même Visconti (1963), ils savent qu’ils n’ont plus leur place aux côtés de Martin et de son désir de puissance. Le contraste entre l’opulence de la pièce (cheminée, fauteuil et canapé en cuir, bibliothèque, lourdes tentures aux fenêtres) et les deux cadavres est saisissant : le pouvoir, l’argent et la culture d’un côté, et de l’autre, la mort réduisant à néant les espérances de ceux qui se sont crus, un temps, les maîtres du monde, invincibles et immortels. Ironiquement, l’absence de sang et de toute trace de violence n’est que le pendant post-mortem de l’apparente respectabilité et du savoir-vivre auxquels ils étaient très attachés. Une lampe sur pied, reposant sur un guéridon, projette une lumière spectrale figeant le corps de la baronne dans ses atours et celui de Friedrich dans son smoking. Ce dernier apparaît désarticulé, prêt à basculer sur la moquette, alors que les yeux fixes de la baronne ne regardent plus rien. Son maquillage – un teint crayeux et des lèvres d’un rouge éclatant – est un masque mortuaire qui a préfiguré son geste fatal. La vanité du rang dans la société, et du pouvoir qui en découle, apparaissent alors dans toute leur nudité et leur inutilité. À l’instar des époux Macbeth, le couple expie ses compromissions et le meurtre de Joachim pour disparaître et faire place au nouvel ordre nazi. Ce plan renvoie immanquablement au double suicide d'Hitler et d’Eva Braun dans le bunker de la Chancellerie à Berlin, douze ans plus tard, en 1945. Dans les deux cas, le suicide d’un homme et d’une femme, fraîchement mariés, ouvre et clôt un cycle infernal dans lequel l’humanité a cédé le pas à la barbarie.


Aucun commentaire:

Publier un commentaire