Les
Damnés de Luchino Visconti (1969) est une plongée vertigineuse et
cauchemardesque dans l’univers des Essenbeck, une famille aristocratique
allemande propriétaire d’aciéries, au moment où Hitler prend le pouvoir. Alors
que le Reichstag brûle au-dehors (27 février 1933), les Essenbeck sont
progressivement contaminés par la perversion de l’idéologie nazie, et, comme un
miroir grossissant vis-à-vis de la société allemande, ils vont incarner toutes
les facettes de la décadence humaine et de la décomposition d’un microcosme
prêt à tout pour assouvir les appétits et les ambitions de quelques-uns. Entre
les tenants de la République de Weimar (le chef de famille Joachim, rapidement
éliminé), les nazis convaincus (le fils Konstantin comme le petit-fils Martin)
et les arrivistes mus par le pouvoir et l’appât du gain (Friedrich Bruckmann,
le directeur des aciéries), cette famille de monstres va s’autodétruire dans
des éclats de sang, de débauche et de fureur pour mieux servir et satisfaire le
pouvoir en place. Au-delà du contrôle des aciéries qui font la fortune des Essenbeck
tout en devenant un enjeu pour reconstruire l’armée allemande du futur IIIe
Reich, Visconti filme l’homme dans son aptitude à se putréfier et à prêter
allégeance à la haine de l’autre. La morbidité du propos illustre le fragile
vernis civilisationnel qui recouvre toute la société allemande en train de se
jeter dans les bras de son Führer. Dans le photogramme, Friedrich Bruckmann
(Dirk Bogarde) vient d’épouser la baronne Sophie Essenbeck (Ingrid Thulin),
veuve depuis 1918. Poussés au suicide par empoisonnement par le propre fils de
la baronne, Martin (Helmut Berger) ne reculant devant aucun obstacle pour
contrôler les aciéries, les nouveaux et éphémères époux viennent de se donner
la mort. À l’instar des personnages du Guépard
du même Visconti (1963), ils savent qu’ils n’ont plus leur place aux côtés de
Martin et de son désir de puissance. Le contraste entre l’opulence de la pièce
(cheminée, fauteuil et canapé en cuir, bibliothèque, lourdes tentures aux
fenêtres) et les deux cadavres est saisissant : le pouvoir, l’argent et la
culture d’un côté, et de l’autre, la mort réduisant à néant les espérances de
ceux qui se sont crus, un temps, les maîtres du monde, invincibles et immortels.
Ironiquement, l’absence de sang et de toute trace de violence n’est que le
pendant post-mortem de l’apparente respectabilité et du savoir-vivre auxquels ils
étaient très attachés. Une lampe sur pied, reposant sur un guéridon, projette
une lumière spectrale figeant le corps de la baronne dans ses atours et celui
de Friedrich dans son smoking. Ce dernier apparaît désarticulé, prêt à basculer
sur la moquette, alors que les yeux fixes de la baronne ne regardent plus rien.
Son maquillage – un teint crayeux et des lèvres d’un rouge éclatant – est un
masque mortuaire qui a préfiguré son geste fatal. La vanité du rang dans la
société, et du pouvoir qui en découle, apparaissent alors dans toute leur
nudité et leur inutilité. À l’instar des époux Macbeth, le couple expie ses compromissions
et le meurtre de Joachim pour disparaître et faire place au nouvel ordre nazi. Ce
plan renvoie immanquablement au double suicide d'Hitler et d’Eva Braun dans le
bunker de la Chancellerie à Berlin, douze ans plus tard, en 1945. Dans les deux
cas, le suicide d’un homme et d’une femme, fraîchement mariés, ouvre et clôt un
cycle infernal dans lequel l’humanité a cédé le pas à la barbarie.
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