lundi 15 février 2016

Le Fils de Saul, Laszlo Nemes, 2015


Filmer la Shoah a toujours été une gageure pour les cinéastes. Comment filmer l’infilmable, comment montrer le cœur de l’enfer sans tomber dans le voyeurisme ou la complaisance ? Gillo Pontecorvo (Kapo, 1961) s’était attiré les foudres de Jacques Rivette (1) à la suite de son travelling avant pour recadrer le cadavre d’une déportée, Steven Spielberg (Schindler’s list, 1993) s’était vu reprocher par Louis Skorecki (2) de transformer la Shoah en spectacle. Depuis 1985, Shoah de Claude Lanzmann (1985) avec ses 9 heures de projection constituées exclusivement de témoignages nous dit que seule cette manière de filmer prévaut pour éviter toute mise en scène forcément factice. Et bien, le Fils de Saul du réalisateur hongrois Laszlo Nemes dit le contraire. En effet, Saul (Geza Rohrig, impressionnant) est un déporté hongrois juif, membre d’un Sonderkommando à Auschwitz-Birkenau en 1944. Refusant l’écran large, Laszlo Nemes filme au plus près cet homme forcé d’assister les nazis dans les tâches les plus infernales; accueillir les déportés dans l’antichambre de la chambre à gaz, les pousser à se déshabiller, les accompagner vers la chambre à gaz, récupérer leurs effets personnels, sortir les cadavres de la pièce et diriger ceux-ci vers les fours crématoires. Une caméra n’a jamais été aussi loin dans la description de l’indicible puisqu’elle entre dans la chambre à gaz vidée de ses victimes. Le Sonderkommando y est chargé de nettoyer toutes les traces du gazage précédent. Saul est filmé le plus souvent de dos dans un cadrage extrêmement resserré, étouffant et claustrophobique. Tout ce qui l’entoure est souvent flou mais tout est dit grâce à des images fugitives et surtout un hors-champ particulièrement puissant. Les Allemands n’apparaissent qu’à quelques moments (la scène du médecin SS dansant autour de Saul est particulièrement insoutenable) mais leurs ordres aboyés sont omniprésents. Les cris fusent, les pleurs transpercent la nuit, les coups de feu claquent, les poings des déportés frappant les portes fermées de la chambre à gaz déchirent l’écran, le souffle de la fournaise du crématoire jaillit; tout cela ne se voit pas  mais s’entend dans ce cauchemar hurlant. Voici la grande originalité du film; dire sans montrer, décrire les mécanismes de l’horreur en y étant autant immergé que tenu à distance. Saul agit comme un automate. Il se sait un cadavre en sursis (parmi 2000 déportés des Sonderkommando à Auschwitz, quasiment tous juifs, seule une dizaine d’entre eux a survécu).  C’est la découverte du cadavre de son fils (?) qui lui redonnera son humanité. Il n’aura de cesse de chercher à l’inhumer rituellement alors qu’autour de lui les flammes des bûchers continueront de fonctionner jour et nuit.   


(1)  De l'abjection de Jacques Rivette, Cahiers du Cinéma numéro 120, juin 1961

(2)  La Liste de Schindler de Louis Skorecki, Libération, 5 juin 1999

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