lundi 15 juillet 2019

Le fils de bonne famille déchu chez John Ford


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À deux reprises, au cours de sa carrière prolifique, John Ford filma un fils déchu de bonne famille. Hatfield (John Carradine dans la Chevauchée fantastique/Stagecoach, 1939, photogramme 1) et Doc Holliday (Victor Mature dans La Poursuite infernale/My Darling Clementine, 1946, photogramme 2) incarnent ce type de personnage dont le passé sera toujours en grande partie occulté, gardant cette part de mystère qui sied à ceux qui ont fui un ailleurs pas si lointain. Le premier, dandy sudiste et joueur de poker, fréquentant par la force des choses davantage les saloons enfumés ou l'alcool coule à flots que les salons mondains, a gardé toute la gestuelle, le verbe et l'apparence vestimentaire d'une famille probablement propriétaire d'une grande plantation du Mississippi ou de Géorgie. Revêtu d'un manteau couvrant un costume élégant et coiffé d'un stetson aussi immaculé que la neige au sommet des Rocheuses, il se livre à son jeu favori face à deux autres joueurs.  À proximité, une canne, négligemment posée contre le rebord de la fenêtre, lui sert de signe d'appartenance à sa classe sociale, accessoire indispensable pour celui qui s'affiche, particulièrement au milieu des ivrognes qui peuplent le saloon de Tonto en Arizona. Toujours digne et respectueux envers les dames, associant courtoisie et galanterie, en écho à un passé qu'il cherche manifestement à oublier, Hatfield, en personnage tragique et romanesque, se retrouve de manière incongrue, dans cet Ouest sauvage sans que l'on sache pourquoi: une querelle de famille, une déception sentimentale, un héritage qui lui a été refusé ? John Ford ne nous livre aucune explication. Tout juste apprend-on à la fin du film que son père a été juge. À l'instar de Hatfield, Doc Holliday, venu de l'Est, se trouve en 1882 à Tombstone, toujours en Arizona. Chirurgien dans une vie antérieure, il contemple son diplôme encadré et accroché au mur de sa chambre, dernier vestige de ce qu'il a été. Dans la pénombre qui baigne la pièce, le reflet que lui renvoie la glace le met face à ses contradictions: lettré et donc éduqué (il est capable de réciter Shakespeare), toujours attentif à sa tenue vestimentaire (il porte cravate et costume), il n'en reste pas moins submergé de manière frénétique par l'alcool et des accès de violence. La bouteille qui se trouve à sa droite témoigne de son addiction au whisky et autres fortes liqueurs. Plus torturé qu'Hatfield, Doc a une part d'ombre qui le met à l'intersection du monde civilisé (l'Est) et du monde sauvage (l'Ouest), porté par des pulsions de mort et des tourments existentiels dont, là non plus, John Ford ne nous dira rien. Seule l'irruption de son ancienne fiancée, Clementine, également venue de l'Est, lui rappellera des souvenirs qu'il pensait avoir enfoui au plus profond de lui-même. Hatfield et Doc Holliday sont donc en définitive deux proscrits ne croyant plus à l'idée qu'ils pourront un jour retrouver la vie qu'ils ont laissée derrière eux tout en pensant que la fuite, le jeu, l'alcool ou la violence suffiraient à panser les plaies les plus intimes.




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