jeudi 14 octobre 2021

La déculpabilisation chez Douglas Sirk

 

Hitler's Madman (1943) est le premier film américain de Douglas Sirk. De son vrai nom Hans Detlef Sierck[1], celui-ci a fui l'Allemagne nazie en 1937 pour rejoindre les États-Unis, après un périple européen et suite à l'invitation que lui a faite la Warner Bros. Bien qu'antinazi convaincu, il est suspect aux yeux de la communauté allemande déjà exilée à Hollywood, en raison de son départ tardif et de ses immenses succès obtenus sous l'égide de l'UFA[2] contrôlée depuis 1933 par Joseph Goebbels. En effet, nombre de cinéastes, de scénaristes, de compositeurs et d'acteurs ou d'actrices allemands et autrichiens, très souvent juifs, avaient choisi de quitter, en 1933 ou peu après, l'Allemagne nazie: Fritz Lang, Robert Siodmak, Otto Preminger, Peter Lorre, Friedrich Höllander, Conrad Veidt ont ainsi rejoint la première vague d'exilés partis avant l'arrivée au pouvoir de Hitler comme Ernst Lubitsch, Karl Freund, Marlène Dietrich, ou encore Joseph von Sternberg. Douglas Sirk évite ce microcosme, peu désireux d'expliquer l'ambiguïté d'avoir été célébré par les autorités nazies tout en vouant aux gémonies, à titre privé et en toute sincérité, le régime politique qui le finançait. Aussi, lorsqu'une petite maison de production, la Producers Realising Corporation, lui propose le scénario de Hitler's Madman, Douglas Sirk saute-t-il sur l'occasion pour démontrer son attachement à la liberté et sa haine de l'hitlérisme, mais aussi pour se purger de cette culpabilité qui le taraude depuis son arrivée en Californie. Comme dans Les Bourreaux meurent aussi (Hangmen Also Die !, Fritz Lang, 1943), le film s'inspire de l'attentat perpétré en 1942 par la Résistance tchèque contre le Reichsprotektor Reinhard Heydrich et les terribles représailles allemandes qui se traduiront par la destruction du village de Lidice et de toute sa population. John Carradine – qui venait de jouer la même année un agent de la Gestapo dans La Kermesse des gangsters (I Escaped from the Gestapo, Harold Young) - incarne avec un sadisme consommé le rôle de ce nazi emblématique de l'appareil répressif nazi (voir photogramme). Revêtu de l'uniforme noir de SS-Gruppenführer, il vient d'interrompre un cours de philosophie pour s'assoir sur une chaise sur laquelle se tenait le professeur quelques instants plus tôt. Le talon de sa botte gauche écrase le livre du philosophe prussien Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle (1795), un essai philosophique pacifiste totalement contradictoire avec la propagande nationale-socialiste faisant de l'héritage historique, politique et militaire prussien, un élément constitutif du IIIe Reich. Avec un rictus aux lèvres exprimant toute sa morgue et sa suffisance, Heydrich demande aux étudiants assis devant lui des volontaires pour partir sur le front russe. Libéré de toute contrainte, Douglas Sirk veut montrer tout le mépris qu'il éprouve vis-à-vis des nazis et laisser libre cours à sa volonté de légitimer la liberté de pensée et la résistance à l'oppression. Pour le réalisateur, la description de la dégénérescence mentale d'Heydrich sert autant d'exutoire que de subterfuge pour enfin exprimer, à travers ce film de propagande, ses idées progressistes et montrer à son pays d'adoption qu'il est autre chose que le cinéaste plébiscité par les autorités nazies quelques années plus tôt. « On m'avait précisé que c'était un film à très petit budget, pas même une série B, mais une série C ou D. J'ai compris que c'était à la fois une chance et un danger. Le film pouvait me servir, me lancer à Hollywood. Ou alors me donner éternellement l'étiquette d'un réalisateur de série B [3]». Le résultat plut à King Vidor et surtout à la MGM qui acheta le film. La carrière hollywoodienne de Sirk était lancée ……



[1] Voir la chronique Les liens familiaux chez Douglas Sirk 

[2] Ibid.

[3] Conversations avec Douglas Sirk de Jon Halliday, Cahiers du cinéma, 1997, p.92




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