samedi 2 octobre 2021

Les mutineries chez Stanley Kubrick

 

Ce plan, extrait des Sentiers de la Gloire (Paths of Glory, 1957), faillit bien ne pas voir le jour. Stanley Kubrick voulait en effet éviter de filmer l'exécution, en 1916, de trois soldats de l'armée française, jugés coupables de « lâcheté » et de « refus d'obéissance » au cours d'une offensive vouée dès le départ à l'échec. Cette fin anxiogène et désespérante, anti-commerciale donc, a été finalement imposée par Kirk Douglas, acteur-producteur totalement investi dans le projet. Violemment anti-militariste, charge vitriolée contre l'état-major français et la justice expéditive des conseils de guerre, le film s'inspire du roman éponyme d'Humphrey Cobb (1935), roman inspiré à son tour par l'affaire des quatre caporaux de Souain (Champagne) fusillés pour « l'exemple » le 17 mars 1915. Ces quatre soldats en effet sont le tribut exigé par le général Réveilhac (incarné dans le film par l'abject général Mireau et joué par George Macready), ulcéré par le refus des soldats de la 21e compagnie du 336e régiment d'infanterie de sortir des tranchées pour se jeter sous le feu nourri des Allemands. Voués à une mort certaine, épuisés par les offensives à répétition lancées par ce général réputé pour sa cruauté et son mépris de la vie humaine, démoralisés par les pertes de plus en plus lourdes et écrasés sous un déluge de fer et de feu, les soldats préfèrent affronter leur hiérarchie plutôt que de se sacrifier inutilement. Probablement estiment-ils aussi à ce moment que le contrat du citoyen-soldat envers la Nation a été rompu par l'incompétence d'un général plus soucieux de sa carrière que de la vie de ses hommes. Vingt-quatre soldats sont désignés pour être jugés par un conseil de guerre. Vingt sont acquittés mais quatre caporaux, servant manifestement de boucs émissaires, sont jugés coupables le 16 mars 1915 à la suite d'une parodie de justice et exécutés le lendemain. C'est cette histoire terrible que racontent les Sentiers de la gloire et ce plan en particulier (voir photogramme). De gauche à droite, les soldats Pierre Arnaud (Joe Turkel sur un brancard, inanimé), Maurice Férol (Timothy Carey les yeux bandés) et le caporal Philippe Paris (Ralph Meeker) viennent d'être attachés aux poteaux d'exécution. La mise au point est faite sur la double rangée du peloton chargé d'exécuter la sentence. Les canons des fusils délimitent un rectangle parfait dans lequel s'intègrent les trois condamnés à mort légèrement flous. La caméra est au milieu de ces soldats et pointe son objectif de la même façon que les fusils pointent les suppliciés. Cette faible profondeur de champ et ce premier plan net disent clairement que l'ennemi n'est pas l'Allemagne, (totalement absente du film) mais bien le haut commandement de l'armée française insensible aux boucheries de la Première Guerre mondiale. C'est cette vision, à rebours de l'image univoque d'une armée soudée défendant chèrement le sol de la mère patrie, qui explique, en 1958, les réactions hostiles du gouvernement français – alors en pleine guerre d'Algérie - et ses pressions sur la United Artists pour que le film ne sorte pas en France. D'autres vives répliques traversent la Belgique, l'Allemagne – le film est retiré de la sélection du festival de Berlin pour ne pas perturber la reconstruction européenne autour du couple franco-allemand – l'Espagne ou encore la Suisse où le film est purement et simplement interdit. Quant aux États-Unis, si le film a été un succès, il n'en reste pas moins une métaphore des procès maccarthystes qui se sont déroulés quelques années auparavant, et contre lesquels Kirk Douglas s'est toujours élevé. Il est à ce sujet assez délicieux de voir un ancien dénonciateur comme Adolphe Menjou jouer le général Georges Broulard, le supérieur cynique et méprisable du général Mireau. Ce n'est qu'en 1975 que le film de Stanley Kubrick sera enfin visible en France grâce au libéralisme du gouvernement de Valéry Giscard d'Estaing en matière culturelle. De nos jours, la question des mutineries reste toujours une question très inflammable: lorsque le 5 novembre 1998, le Premier Ministre français Lionel Jospin réhabilita, dans un discours prononcé à Craonne, épicentre de l'offensive du Chemin des Dames (avril-octobre 1917), la mémoire des soldats mutinés et fusillés pour « l'exemple ». Les réactions outrées qui suivirent – venues exclusivement de la droite – montrèrent que pour certains, il y avait des morts moins honorables que d'autres. Pourtant la France de 1934 avait déjà montré le chemin en réhabilitant la mémoire des quatre caporaux de Souain, après vingt ans de mobilisation des épouses des fusillés soutenues par la Ligue des droits de l'homme et de nombreuses associations d'anciens combattants. Une Cour de justice affirma que « le sacrifice demandé aux soldats dépassait les limites des forces humaines »[1]. Pour la France de 1998 et pour celle de 1934, ce n'est manifestement pas le même combat.

 



[1] Texte du jugement, Journal officiel de la République française, 28 mars 1934.




2 commentaires:

  1. Je ne savais pas le rôle joué par Kirk Douglas. Grand acteur, grand homme!

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    1. Ô Captain, my Captain,des acteurs-producteurs-metteurs en scène comme Kirk Douglas manquent au monde entier .....

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