Ce plan, extrait des Sentiers de la Gloire (Paths
of Glory, 1957), faillit bien ne pas voir le jour. Stanley Kubrick voulait
en effet éviter de filmer l'exécution, en 1916, de trois soldats de l'armée
française, jugés coupables de « lâcheté » et de « refus d'obéissance » au cours
d'une offensive vouée dès le départ à l'échec. Cette fin anxiogène et
désespérante, anti-commerciale donc, a été finalement imposée par Kirk Douglas,
acteur-producteur totalement investi dans le projet. Violemment
anti-militariste, charge vitriolée contre l'état-major français et la justice
expéditive des conseils de guerre, le film s'inspire du roman éponyme
d'Humphrey Cobb (1935), roman inspiré à son tour par l'affaire des quatre
caporaux de Souain (Champagne) fusillés pour « l'exemple » le 17 mars 1915. Ces
quatre soldats en effet sont le tribut exigé par le général Réveilhac (incarné
dans le film par l'abject général Mireau et joué par George Macready), ulcéré
par le refus des soldats de la 21e compagnie du 336e
régiment d'infanterie de sortir des tranchées pour se jeter sous le feu nourri
des Allemands. Voués à une mort certaine, épuisés par les offensives à
répétition lancées par ce général réputé pour sa cruauté et son mépris de la
vie humaine, démoralisés par les pertes de plus en plus lourdes et écrasés sous
un déluge de fer et de feu, les soldats préfèrent affronter leur hiérarchie
plutôt que de se sacrifier inutilement. Probablement estiment-ils aussi à ce
moment que le contrat du citoyen-soldat envers la Nation a été rompu par
l'incompétence d'un général plus soucieux de sa carrière que de la vie de ses
hommes. Vingt-quatre soldats sont désignés pour être jugés par un conseil de
guerre. Vingt sont acquittés mais quatre caporaux, servant manifestement de
boucs émissaires, sont jugés coupables le 16 mars 1915 à la suite d'une parodie
de justice et exécutés le lendemain. C'est cette histoire terrible que racontent
les Sentiers de la gloire et ce plan en particulier (voir photogramme).
De gauche à droite, les soldats Pierre Arnaud (Joe Turkel sur un brancard,
inanimé), Maurice Férol (Timothy Carey les yeux bandés) et le caporal Philippe
Paris (Ralph Meeker) viennent d'être attachés aux poteaux d'exécution. La mise
au point est faite sur la double rangée du peloton chargé d'exécuter la
sentence. Les canons des fusils délimitent un rectangle parfait dans lequel
s'intègrent les trois condamnés à mort légèrement flous. La caméra est au
milieu de ces soldats et pointe son objectif de la même façon que les fusils
pointent les suppliciés. Cette faible profondeur de champ et ce premier plan net
disent clairement que l'ennemi n'est pas l'Allemagne, (totalement absente du
film) mais bien le haut commandement de l'armée française insensible aux
boucheries de la Première Guerre mondiale. C'est cette vision, à rebours de
l'image univoque d'une armée soudée défendant chèrement le sol de la mère
patrie, qui explique, en 1958, les réactions hostiles du gouvernement français
– alors en pleine guerre d'Algérie - et ses pressions sur la United Artists
pour que le film ne sorte pas en France. D'autres vives répliques traversent la
Belgique, l'Allemagne – le film est retiré de la sélection du festival de
Berlin pour ne pas perturber la reconstruction européenne autour du couple
franco-allemand – l'Espagne ou encore la Suisse où le film est purement et
simplement interdit. Quant aux États-Unis, si le film a été un succès, il n'en
reste pas moins une métaphore des procès maccarthystes qui se sont déroulés
quelques années auparavant, et contre lesquels Kirk Douglas s'est toujours
élevé. Il est à ce sujet assez délicieux de voir un ancien dénonciateur comme Adolphe
Menjou jouer le général Georges Broulard, le supérieur cynique et méprisable du
général Mireau. Ce n'est qu'en 1975 que le film de Stanley Kubrick sera enfin
visible en France grâce au libéralisme du gouvernement de Valéry Giscard
d'Estaing en matière culturelle. De nos jours, la question des mutineries reste
toujours une question très inflammable: lorsque le 5 novembre 1998, le Premier Ministre
français Lionel Jospin réhabilita, dans un discours prononcé à Craonne,
épicentre de l'offensive du Chemin des Dames (avril-octobre 1917), la mémoire
des soldats mutinés et fusillés pour « l'exemple ». Les réactions outrées qui
suivirent – venues exclusivement de la droite – montrèrent que pour certains,
il y avait des morts moins honorables que d'autres. Pourtant la France de 1934
avait déjà montré le chemin en réhabilitant la mémoire des quatre caporaux de
Souain, après vingt ans de mobilisation des épouses des fusillés soutenues par
la Ligue des droits de l'homme et de nombreuses associations d'anciens
combattants. Une Cour de justice affirma que « le sacrifice demandé aux soldats
dépassait les limites des forces humaines »[1].
Pour la France de 1998 et pour celle de 1934, ce n'est manifestement pas le
même combat.
samedi 2 octobre 2021
Les mutineries chez Stanley Kubrick
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Je ne savais pas le rôle joué par Kirk Douglas. Grand acteur, grand homme!
RépondreEffacerÔ Captain, my Captain,des acteurs-producteurs-metteurs en scène comme Kirk Douglas manquent au monde entier .....
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