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The Furies (Anthony Mann, 1950) est une plongée en apnée dans
l'univers particulièrement névrotique de la famille Jeffords. Le père
Temple C. dit T.C. (Walter Huston) est un grand propriétaire terrien ayant bâti
de ses mains un véritable empire foncier au Nouveau-Mexique, baptisé Les
Furies. De son ranch, il contrôle la terre, les hommes et le bétail d'une
main de fer. Autoritaire pour ne pas dire autocrate, aussi tonitruant que
manipulateur, T.C. néglige son fils Clay (John Bromfield) jugé trop timoré et incapable
de lui succéder pour privilégier celle qui lui ressemble dans sa détermination orgueilleuse
à vouloir maîtriser son destin et dont il a fait son héritière, sa fille Vance
(Barbara Stanwyck). Rien ne vient troubler la relation quasi incestueuse et
exclusive entre le père et sa fille jusqu'au jour où T.C., veuf depuis de
nombreuses années, ramène au ranch Flo Burnett (Judith Anderson), une femme que
Vance ne peut envisager autrement qu'en rivale. L'espace visible dans les deux
photogrammes est celui de la chambre de Madame Jeffords, décédée depuis de
nombreuses années. Autant tombeau que sanctuaire, le temps s'y est arrêté,
figeant les objets, la décoration, le lit à baldaquin et ses fourreaux d'étoffes,
la coiffeuse et son miroir, dans un climat mortuaire et fétichiste. Hors-champ,
un gigantesque tableau de la défunte rappelle la place qui devait être la sienne
autrefois, à la mesure de l'adoration que lui vouait T.C. Dans le photogramme
1, Vance vient d'apprendre par la bouche de Flo que T. C. l'a demandée en
mariage. Se sentant trahie et comprenant que sa future belle-mère ne compte lui
accorder que la portion congrue de la vaste propriété, Vance vient de se saisir
des ciseaux qui reposaient derrière elle sur la coiffeuse de sa mère. À
l'insu de T.C. et Flo, mais à destination du spectateur, ces longues lames
particulièrement tranchantes et menaçantes renvoient à la première séquence du
film lorsque Vance se trouvait dans la chambre pour revêtir une robe que Madame
Jeffords portait autrefois (photogramme 2). À son frère Clay qui s'étonne de la
voir ici, Vance répond tout en se saisissant des ciseaux pour les manipuler et
les caresser - Maman avait tout ! C'est ce tout que la flamboyante Vance
cherche à posséder comme autant de pulsions nullement refoulées: le ranch, le
pouvoir, la richesse et surtout l'amour pour son père qui ne saurait souffrir
le partage. Porter la robe de sa génitrice doit lui permettre d'effacer son
souvenir pour mieux endosser le rôle de la maîtresse de maison. À l'exception
de Vance, aucune femme ne peut vivre dans ce ranch et surtout pas cette marâtre
de Flo, dont l'intrusion ne peut être que blasphématoire. Les ciseaux qu'elle
va lancer sur elle ne sont pas tant la manifestation de sa haine pour éliminer
une rivale, que la volonté de braver l'autorité de son père qui a transgressé
un complexe d'Œdipe assumé. Transformée en une nouvelle Tisiphone, l'une des
trois Furies de la mythologie grecque, Vance punit de ces ciseaux vengeurs
l'affront qui vient de lui être fait. Cet éclatant film d'Anthony Mann n'a
jamais aussi bien porté son titre.
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