dimanche 31 octobre 2021

Les ciseaux chez Anthony Mann


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The Furies (Anthony Mann, 1950) est une plongée en apnée dans l'univers particulièrement névrotique de la famille Jeffords. Le père Temple C. dit T.C. (Walter Huston) est un grand propriétaire terrien ayant bâti de ses mains un véritable empire foncier au Nouveau-Mexique, baptisé Les Furies. De son ranch, il contrôle la terre, les hommes et le bétail d'une main de fer. Autoritaire pour ne pas dire autocrate, aussi tonitruant que manipulateur, T.C. néglige son fils Clay (John Bromfield) jugé trop timoré et incapable de lui succéder pour privilégier celle qui lui ressemble dans sa détermination orgueilleuse à vouloir maîtriser son destin et dont il a fait son héritière, sa fille Vance (Barbara Stanwyck). Rien ne vient troubler la relation quasi incestueuse et exclusive entre le père et sa fille jusqu'au jour où T.C., veuf depuis de nombreuses années, ramène au ranch Flo Burnett (Judith Anderson), une femme que Vance ne peut envisager autrement qu'en rivale. L'espace visible dans les deux photogrammes est celui de la chambre de Madame Jeffords, décédée depuis de nombreuses années. Autant tombeau que sanctuaire, le temps s'y est arrêté, figeant les objets, la décoration, le lit à baldaquin et ses fourreaux d'étoffes, la coiffeuse et son miroir, dans un climat mortuaire et fétichiste. Hors-champ, un gigantesque tableau de la défunte rappelle la place qui devait être la sienne autrefois, à la mesure de l'adoration que lui vouait T.C. Dans le photogramme 1, Vance vient d'apprendre par la bouche de Flo que T. C. l'a demandée en mariage. Se sentant trahie et comprenant que sa future belle-mère ne compte lui accorder que la portion congrue de la vaste propriété, Vance vient de se saisir des ciseaux qui reposaient derrière elle sur la coiffeuse de sa mère. À l'insu de T.C. et Flo, mais à destination du spectateur, ces longues lames particulièrement tranchantes et menaçantes renvoient à la première séquence du film lorsque Vance se trouvait dans la chambre pour revêtir une robe que Madame Jeffords portait autrefois (photogramme 2). À son frère Clay qui s'étonne de la voir ici, Vance répond tout en se saisissant des ciseaux pour les manipuler et les caresser - Maman avait tout !  C'est ce tout que la flamboyante Vance cherche à posséder comme autant de pulsions nullement refoulées: le ranch, le pouvoir, la richesse et surtout l'amour pour son père qui ne saurait souffrir le partage. Porter la robe de sa génitrice doit lui permettre d'effacer son souvenir pour mieux endosser le rôle de la maîtresse de maison. À l'exception de Vance, aucune femme ne peut vivre dans ce ranch et surtout pas cette marâtre de Flo, dont l'intrusion ne peut être que blasphématoire. Les ciseaux qu'elle va lancer sur elle ne sont pas tant la manifestation de sa haine pour éliminer une rivale, que la volonté de braver l'autorité de son père qui a transgressé un complexe d'Œdipe assumé. Transformée en une nouvelle Tisiphone, l'une des trois Furies de la mythologie grecque, Vance punit de ces ciseaux vengeurs l'affront qui vient de lui être fait. Cet éclatant film d'Anthony Mann n'a jamais aussi bien porté son titre.  



 

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