samedi 23 octobre 2021

L'intimité chez Delmer Daves




 -      Reviendras-tu un jour ? dit Emmy

-      J'ai peur que non lui répond Ben Wade.

-      Je m'en doutais.

-      Je ne me fixe jamais longtemps. Cela te fait de la peine ?

-      Oui, cela me touche. Qu'y faire ? Tu circules et moi je suis rivée ici. Je ne me plains pas. Il me restera un beau souvenir.

-      À moi aussi.

-      On voit des hommes tous les jours pendant dix ans sans les remarquer. D'autres passent et demeurent dans notre vie.

Un tel moment de rêverie, de confidence, d'intimité et d'abandon, filmé en gros plan dans un noir et blanc somptueux, est plutôt rare dans le western. Dans 3h10 pour Yuma (3:10 to Yuma, Delmer Daves, 1957) Ben Wade (Glenn Ford) est un hors-la-loi en fuite depuis qu'il a, quelques heures plus tôt, attaqué une diligence, Emmy (Felicia Farr) est une ancienne chanteuse de saloon reconvertie en barmaid dans la ville de Bisbee (Arizona). Ils se sont croisés autrefois, peut-être à Dodge City comme semble s'en amuser Ben, mais que nous ne croyons pas un seul instant tant le visage inoubliable d'Emmy irradie le plan d'ondes solaires (voir les trois photogrammes). Après l'exultation des corps (restée hors-champ bien entendu, nous sommes en 1957 !), leurs regards hardis tiennent lieu de discours amoureux, leurs pensées confondues s'enlacent étroitement dans un même élan, les corps se frôlent sans se toucher, les mots sont murmurés comme une caresse délicate, chacun a encore soif des lèvres de l'autre. Nullement rassasiés, ils se regardent intensément, les fronts s'effleurent. Cette caméra impudique met Emmy particulièrement en valeur: son visage épanoui au teint lumineux, ses cheveux noirs ondulés, ses sourcils bien dessinés, son nez fin et droit, sa bouche épicurienne et surtout ses yeux en forme d'amande, marrons, d'une profondeur irréelle, dénués d'équivoque, semant à tout moment le trouble; le tout compose le portrait d'une femme qui se livre, aussi éblouissante de beauté que détachée du monde extérieur. En dépit de la mélancolie qui pointe au détour de sa dernière phrase, Emmy prend toute la lumière en habitant cette séquence d'une intensité déchirante. Plus rien n'existe en-dehors de ces amants occasionnels. La ville de Bisbee est silencieuse, assoupie sous la chaleur du soleil d'Arizona. Nous nous demandons encore comment cette séquence d'une rare sensualité a réussi à se jouer de la censure puritaine d'un Code Hays, écumant dès qu'un baiser durait plus de deux secondes. Il est vrai qu'Alfred Hitchcock avait déjà montré la voie dans Les Enchaînés (Notorious, 1946) en filmant dans un plan-séquence torride de 2 minutes 30 secondes le long baiser, entrecoupé de digressions culinaires dès que les lèvres de Cary Grant et d'Ingrid Bergman se séparaient à intervalles plus ou moins réguliers.








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