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J'ai peur que non lui répond Ben Wade.
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Je m'en doutais.
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Je ne me fixe jamais longtemps. Cela te fait de la
peine ?
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Oui, cela me touche. Qu'y faire ? Tu circules et
moi je suis rivée ici. Je ne me plains pas. Il me restera un beau souvenir.
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À moi aussi.
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On voit des hommes tous les jours pendant dix ans
sans les remarquer. D'autres passent et demeurent dans notre vie.
Un tel moment de
rêverie, de confidence, d'intimité et d'abandon, filmé en gros plan dans un
noir et blanc somptueux, est plutôt rare dans le western. Dans 3h10 pour
Yuma (3:10 to Yuma, Delmer Daves, 1957) Ben Wade (Glenn Ford) est un
hors-la-loi en fuite depuis qu'il a, quelques heures plus tôt, attaqué une
diligence, Emmy (Felicia Farr) est une ancienne chanteuse de saloon reconvertie
en barmaid dans la ville de Bisbee (Arizona). Ils se sont croisés autrefois,
peut-être à Dodge City comme semble s'en amuser Ben, mais que nous ne croyons
pas un seul instant tant le visage inoubliable d'Emmy irradie le plan d'ondes solaires
(voir les trois photogrammes). Après l'exultation des corps (restée hors-champ
bien entendu, nous sommes en 1957 !), leurs regards hardis tiennent lieu de discours
amoureux, leurs pensées confondues s'enlacent étroitement dans un même élan, les
corps se frôlent sans se toucher, les mots sont murmurés comme une caresse
délicate, chacun a encore soif des lèvres de l'autre. Nullement rassasiés, ils se
regardent intensément, les fronts s'effleurent. Cette caméra impudique met Emmy
particulièrement en valeur: son visage épanoui au teint lumineux, ses cheveux
noirs ondulés, ses sourcils bien dessinés, son nez fin et droit, sa bouche épicurienne
et surtout ses yeux en forme d'amande, marrons, d'une profondeur irréelle,
dénués d'équivoque, semant à tout moment le trouble; le tout compose le
portrait d'une femme qui se livre, aussi éblouissante de beauté que détachée du
monde extérieur. En dépit de la mélancolie qui pointe au détour de sa dernière phrase,
Emmy prend toute la lumière en habitant cette séquence d'une intensité déchirante.
Plus rien n'existe en-dehors de ces amants occasionnels. La ville de Bisbee est
silencieuse, assoupie sous la chaleur du soleil d'Arizona. Nous nous demandons
encore comment cette séquence d'une rare sensualité a réussi à se jouer de la
censure puritaine d'un Code Hays, écumant dès qu'un baiser durait plus de deux secondes.
Il est vrai qu'Alfred Hitchcock avait déjà montré la voie dans Les Enchaînés
(Notorious, 1946) en filmant dans un plan-séquence torride de 2 minutes
30 secondes le long baiser, entrecoupé de digressions culinaires dès que les
lèvres de Cary Grant et d'Ingrid Bergman se séparaient à intervalles plus ou
moins réguliers.
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