dimanche 16 mai 2021

Le détective privé chez Dick Richards

 

Le détective privé, le private eye, est l'une des figures emblématiques du film noir américain. Archétype du héros à la lisière de la légalité, ce personnage est issu des romans policiers hardboiled [1] qui fleurirent aux États-Unis pendant les années 1920-1930. Nés sous la plume de Dashiell Hammett, Raymond Chandler ou encore Mickey Spillane, les limiers Sam Spade, Philip Marlowe ou Mike Hammer apparurent sur les écrans de cinéma des années 1940-1950, plus occupés à évoluer dans des milieux interlopes, prétexte destiné à scruter d'un regard désenchanté la corruption de l'âme humaine, qu'à tenter de résoudre une énigme par essence profondément labyrinthique et absconse. Parmi eux Philip Marlowe est peut-être celui qui incarne le mieux cet esprit individualiste, mélancolique et désabusé, mais doté d'une morale et d'un honneur qui n'excluent ni cynisme, ni ironie sur le monde qui l'entoure. Incorruptible, le détective privé est un utopiste déchu, celui qui est revenu de tout et en particulier de la bonté humaine, une illusion à laquelle il a pu peut-être croire un jour, mais qu'il a depuis longtemps noyée dans une bouteille de rye et dans ses errances dans les bas-fonds mais aussi les quartiers cossus des cités, et particulièrement celle de Los Angeles. Philip Marlowe a été immortalisé par Humphrey Bogart bien que celui-ci ne l'ait interprété qu'une seule fois dans Le Grand sommeil (The Big Sleep, Howard Hawks, 1946). Mais il lui a donné une apparence indélébile (feutre mou, imperméable) et un visage (yeux cafardeux et pensifs, front plissé, contraction de la bouche en forme de sarcasme toujours renouvelé). Osons une hérésie qui va faire hurler la salle à pleins poumons: au contraire d'un truisme consistant à dire que Bogart est Marlowe, Robert Mitchum (à droite sur le photogramme) dans Adieu ma jolie (Farewell, My Lovely, Dick Richards, 1975) lui fait une redoutable et efficace concurrence. Tout en déambulant dans une rue de Los Angeles, Marlowe/Mitchum se fait accoster par un individu patibulaire, d'une carrure imposante - « genre statue de la Liberté » dit Marlowe en voix off - mais bien mis de sa personne avec, posée sur un costume-cravate et une chemise blanche impeccablement repassée, un visage de bouledogue rasé de près, surmonté d'un borsalino vissé sur la tête: Moose Malloy (Jack O'Halloran à gauche sur le photogramme).  « J'aurais pu m'asseoir dans la main qui me saisit ». Très chandlerien dans le texte, ce monologue de Marlowe, dit toujours en voix off et d'un ton las, tout en humour éreinté, témoigne de son étonnement face à la familiarité manifeste et insistante du colosse. Avec son air faussement étonné, son feutre mou et son col défraichi, le détective n'en mène pas large et ne sait pas encore si cette main, aussi large qu'un battoir, est le prélude d'un uppercut destiné à terminer sa course dans son estomac ou si Malloy est son prochain client. Ne pas contrarier ce dernier lui semble pour le moment la meilleure option à suivre. En attendant de connaître les arrière-pensées du mastodonte, Marlowe sait, en bon professionnel, que l'inattendu et l'imprévisible font partie de son quotidien et que l'important pour lui est de ne pas se départir de sa résignation tranquille et de sa maîtrise de soi. Tourné un an après Chinatown (Roman Polanski, 1974) mettant en scène un autre détective privé (Jack Nicholson) enfermé dans un écheveau d'intrigues, Adieu ma jolie est d'abord un hommage aux grands films noirs de détectives privés : du Faucon maltais (The Maltese Falcon, John Huston, 1941) à La Griffe du passé (Out of the Past, Jacques Tourneur, 1947) en passant par Adieu ma belle (Murder, my Sweet, Edward Dmytryck, 1944), le film de Dick Richards permet à Robert Mitchum d'endosser avec une remarquable facilité un personnage mythique, comme pour mieux rappeler l'immense acteur qu'il est toujours dans un Hollywood en pleine mutation.



[1] Littéralement « dur à cuir ». Expression qui désigne des romans policiers décrivant un monde  urbain dans lequel les personnages explorent la face sombre et violente de la société. Dashiell Hammett et Raymond Chandler en sont les pères fondateurs.



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