lundi 3 mai 2021

L'émancipation chez David Perrault



Western aussi original que rare dans la production française, L'État sauvage (David Perrault, 2019) fait immédiatement penser au roman de Louisa May Alcott Little Women paru en deux volumes en 1868 et 1869 et dont le très célèbre, mais néanmoins très inapproprié, titre français Les Quatre filles du Docteur March escamote la dimension émancipatrice de quatre jeunes femmes transformées en quatre filles soumises à un père par ailleurs pasteur, et non médecin, et surtout la plupart du temps absent. À l'instar des Margaret, Joséphine, Elizabeth et Amy du roman, les trois sœurs du film de David Perrault, Esther (Alice Isaaz), Justine (Deborah François) et Abigaëlle (Maryne Bertieaux) font du voyage qui doit les emmener avec leurs parents, du Missouri vers un port de la côte atlantique - à rebours de la Conquête de l'Ouest - un récit d'apprentissage et d'indépendance. Héritière de la présence française remontant à Cavelier de La Salle (1682), cette riche famille, prise au piège par la guerre de Sécession qui vient de débuter, quitte leur grande propriété avec un petit équipage (deux convoyeurs et une servante). Au bout de plusieurs jours de voyage, le petit groupe se trouve sur un chemin entre le flanc d'une montagne et un précipice, avec les trois sœurs et la servante marchant à l'arrière du fourgon abritant leurs maigres bagages. Soumise à rude épreuve, la roue du fourgon vient de rompre pour bloquer le passage et immobiliser la petite troupe. Marquant sa singularité, et au contraire de ses sœurs qui franchissent l'obstacle en longeant le fourgon du côté du précipice, Esther refuse de les suivre et choisit de grimper sur le fourgon pour se tenir quelques secondes debout sur le toit entre ciel et terre (photogramme). Dans une plongée vertigineuse, la caméra capte, pendant quelques secondes, la jeune femme dominant un panorama qui ouvre subitement le cadre pour découvrir, tout en bas, une profonde vallée aux parois rocheuses abruptes. Esther balaie de son regard ce canyon pour mieux s'approprier cette nature hostile mais grandiose, synonyme d'une liberté qu'elle découvre progressivement. Confrontée à cette nature sauvage et enivrante, Esther est ébranlée par cette conviction que le monde lui appartient désormais, et que tout retour vers la vie prédéterminée d'avant, une vie de future épouse et mère de famille, est impossible. Mais c'est un monde fragile qui s'ouvre devant elle et qui peut à tout moment se refermer ou l'entraîner dans sa chute si elle fait un faux pas, ou si le fourgon bascule dans le vide pour se fracasser avec elle sur ces rochers. Cette manière de se tenir debout s'accorde métaphysiquement avec la stabilité du paysage rocheux qui lance un défi à cette femme, le défi de s'affranchir de tous les obstacles, de tracer sa propre route quel que soit le prix à payer, au besoin par la violence. Sur les traces de l'indépendance farouche d'une Altar Keane (Marlène Dietrich dans L'Ange des maudits/Rancho Notorious, Fritz Lang, 1952) ou d'une Vienna (Joan Crawford dans Johnny Guitar, Nicholas Ray, 1954), Esther est une future Maggie Gilkeson (Cate Blanchett dans Les Disparues/The Missing, Ron Howard, 2003), une femme déterminée qui refuse de plier devant la puissance des hommes.



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