samedi 8 mai 2021

Le pouvoir chez Sergueï Eisenstein

 

Ivan le terrible (1944) est sorti sur les écrans russes au plus fort de la guerre opposant l'URSS à l'Allemagne nazie. Réflexion sur le pouvoir absolu et ses dérives, le film est une commande du pouvoir soviétique destiné à faire de Staline l'héritier des grands personnages de l'histoire de la Russie. Dans la continuité d'Alexandre Nevski (1938), Eisenstein met donc en scène, une autre figure emblématique de ce pays: Ivan IV le Terrible (1547-1584), le premier « tsar de toutes les Russies », resté dans la mémoire collective comme celui qui a fondé la Russie moderne, mais aussi celui qui a marqué au fer rouge un règne de sang et de terreur. Formidable outil de propagande pour glorifier Staline et en faire un héros, le film n'en reste pas moins une œuvre d'une esthétique fascinante rare et d'une puissance visuelle qui tire sa richesse de l'expressionnisme allemand des années 20 intégré dans la démesure lyrique et tragique propre au cinéma soviétique. Dans le photogramme, Ivan (Nikolaï Tcherkassov) est assis dans une salle voûtée de son palais du Kremlin à Moscou. Le décor et la place des deux personnages servent à souligner tout à la fois la solitude et l'exaltation du pouvoir personnel. Par la place qu'elle occupe dans le cadre, l'ombre d'Ivan projetée sur un mur, une ombre gigantesque, menaçante, effrayante, déploie une aura sinistre, enveloppant cette salle dont les plafonds sont rarement visibles tant leur hauteur matérialise la grandeur de ce règne hors norme. Devant le tsar revêtu d'une large tunique noire qui lui donne l'aspect d'un oiseau de proie, un échiquier allégorise sa vision guerrière du monde dans laquelle le hasard n'a pas sa place. Pour déplacer les pièces comme autant de décisions stratégiques, l'idée et le rationalisme doivent toujours prévaloir sur l'incertitude et l'hésitation. Mais l'absence de chaise en face d'Ivan montre aussi qu'il ne joue avec personne si ce n'est avec lui-même, qu'il ne partage aucun enjeu avec quiconque et qu'il est le seul « roi » pour présider à la destinée de millions de sujets. À sa gauche, une sphère armillaire modélise un globe terrestre. Conçue pour représenter symboliquement l'univers dont la Terre serait le centre, elle est aussi un symbole de la connaissance et du pouvoir, une extension de l'esprit conquérant d'Ivan le Terrible qui s'exercera contre le royaume tatar de Kazan et les villes de la Baltique. Les contrastes entre les zones d'ombres et de lumière traduisent la complexité du personnage capable d'unifier les terres russes et de favoriser le commerce tout en se montrant impitoyable avec tous ceux qui complotent contre son autorité, comme l'autre personnage de la pièce, Vladimir Andreievitch (Pavel Kadochnikov), un boyard[1] manipulé par sa mère pour devenir tsar. Deux gigantesques candélabres surmontés de trois longues bougies et un trône au fond de la salle entre deux ouvertures comme autant de galeries et de tunnels secrets complètent ce décor froid et austère.  L'ambiance en clair-obscur renvoie aux images qui hantent le cinéma expressionniste allemand, des déambulations forcément nocturnes de Nosferatu (Nosferatu, eine Symphonie des Grauens/Nosferatu, le vampire, Friederich W. Murnau, 1922) jusqu'aux ombres assimilées aux obsessions des protagonistes du Montreur d'ombres (Schatten, eine nächtliche Halluzination, Arthur Robinson, 1923).

Pour Eisenstein, l'art doit être au service de la propagande et du pouvoir en place. Initialement prévu en trois parties, seul le premier opus recevra en 1945 la récompense suprême, le prix Staline, le deuxième sera censuré par le maître du Kremlin, ulcéré par la dénonciation des dérives despotiques et paranoïaques du tsar, miroir des propres crimes de Staline, et le troisième n'ira pas au-delà de la continuité dialoguée. Terrassé par une crise cardiaque, Sergueï Eisenstein meurt le 11 février 1948 à cinquante ans seulement.



[1] Noble d'Europe de l'Est



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