Ivan le terrible (1944) est sorti sur les écrans russes
au plus fort de la guerre opposant l'URSS à l'Allemagne nazie. Réflexion sur le
pouvoir absolu et ses dérives, le film est une commande du pouvoir soviétique
destiné à faire de Staline l'héritier des grands personnages de l'histoire de
la Russie. Dans la continuité d'Alexandre Nevski (1938), Eisenstein met
donc en scène, une autre figure emblématique de ce pays: Ivan IV le Terrible
(1547-1584), le premier « tsar de toutes les Russies », resté dans la mémoire
collective comme celui qui a fondé la Russie moderne, mais aussi celui qui a
marqué au fer rouge un règne de sang et de terreur. Formidable outil de
propagande pour glorifier Staline et en faire un héros, le film n'en reste pas
moins une œuvre d'une esthétique fascinante rare et d'une puissance visuelle
qui tire sa richesse de l'expressionnisme allemand des années 20 intégré dans
la démesure lyrique et tragique propre au cinéma soviétique. Dans le
photogramme, Ivan (Nikolaï Tcherkassov) est assis dans une salle voûtée de son
palais du Kremlin à Moscou. Le décor et la place des deux personnages servent à
souligner tout à la fois la solitude et l'exaltation du pouvoir personnel. Par
la place qu'elle occupe dans le cadre, l'ombre d'Ivan projetée sur un mur, une ombre
gigantesque, menaçante, effrayante, déploie une aura sinistre, enveloppant
cette salle dont les plafonds sont rarement visibles tant leur hauteur
matérialise la grandeur de ce règne hors norme. Devant le tsar revêtu d'une
large tunique noire qui lui donne l'aspect d'un oiseau de proie, un échiquier
allégorise sa vision guerrière du monde dans laquelle le hasard n'a pas sa
place. Pour déplacer les pièces comme autant de décisions stratégiques, l'idée et
le rationalisme doivent toujours prévaloir sur l'incertitude et l'hésitation. Mais
l'absence de chaise en face d'Ivan montre aussi qu'il ne joue avec personne si
ce n'est avec lui-même, qu'il ne partage aucun enjeu avec quiconque et qu'il
est le seul « roi » pour présider à la destinée de millions de sujets. À sa
gauche, une sphère armillaire modélise un globe terrestre. Conçue pour
représenter symboliquement l'univers dont la Terre serait le centre, elle est
aussi un symbole de la connaissance et du pouvoir, une extension de l'esprit
conquérant d'Ivan le Terrible qui s'exercera contre le royaume tatar de Kazan
et les villes de la Baltique. Les contrastes entre les zones d'ombres et de
lumière traduisent la complexité du personnage capable d'unifier les terres
russes et de favoriser le commerce tout en se montrant impitoyable avec tous
ceux qui complotent contre son autorité, comme l'autre personnage de la pièce,
Vladimir Andreievitch (Pavel Kadochnikov), un boyard[1]
manipulé par sa mère pour devenir tsar. Deux gigantesques candélabres surmontés
de trois longues bougies et un trône au fond de la salle entre deux ouvertures
comme autant de galeries et de tunnels secrets complètent ce décor froid et
austère. L'ambiance en clair-obscur
renvoie aux images qui hantent le cinéma expressionniste allemand, des
déambulations forcément nocturnes de Nosferatu (Nosferatu, eine Symphonie
des Grauens/Nosferatu, le vampire, Friederich W. Murnau, 1922) jusqu'aux
ombres assimilées aux obsessions des protagonistes du Montreur d'ombres (Schatten,
eine nächtliche Halluzination, Arthur Robinson, 1923).
Pour Eisenstein, l'art doit être au service de la
propagande et du pouvoir en place. Initialement prévu en trois parties, seul le
premier opus recevra en 1945 la récompense suprême, le prix Staline, le
deuxième sera censuré par le maître du Kremlin, ulcéré par la dénonciation des
dérives despotiques et paranoïaques du tsar, miroir des propres crimes de
Staline, et le troisième n'ira pas au-delà de la continuité dialoguée. Terrassé
par une crise cardiaque, Sergueï Eisenstein meurt le 11 février 1948 à
cinquante ans seulement.
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