Margaret (Sigourney Weaver à gauche du photogramme)
est dans les années 90 une éditrice new-yorkaise réputée, gérant entre autres, l'œuvre et
les intérêts de l'auteur de L'Attrape-cœurs,
J.D. Salinger. Femme de carrière intimidante, elle se montre intraitable dans
ses relations personnelles et professionnelles, parfois cassante, mais toujours
érudite et maîtresse de ses émotions. Tenant une cigarette dans la main droite,
elle se tient appuyée contre une petite bibliothèque sur laquelle sont rangés
quelques livres de William Faulkner. Ses cheveux noirs à mèches argentées, son pull-over
noir rehaussé d'épaulettes et de poignées à boutons dorés, son collier assorti et
sa jupe longue de couleur ocre témoignent du soin qu'elle attache à sa
personne. La mise au point faite sur elle permet de rejeter à l'arrière-plan, à
droite du cadre et dans une faible profondeur de champ, Joana (Margaret
Qualley), une jeune femme assise à son bureau en train de téléphoner. Cette
dernière vient d'être embauchée par Margaret comme assistante littéraire pour
répondre par écrit aux nombreuses lettres élogieuses adressées à J.D. Salinger.
Fraîchement diplômée de l'Université de Berkeley et lauréate d'un concours de
poésie, elle n'a qu'une espérance chevillée au corps: devenir écrivaine. Sous
le regard tutélaire des deux portraits accrochés au mur de Pearl Buck et de William
Faulkner, deux prix Nobel de littérature, elle se plie à son nouveau travail de
bonne grâce en attendant de pouvoir réaliser ses rêves. La composition du plan
permet de définir a contrario la
relation qui existe entre les deux personnages. Construit selon la règle des
trois-tiers[1],
permettant de bien équilibrer la place des personnages à gauche et à droite, le
cadre est organisé pour former un véritable split-screen naturel[2],
une image divisée par la verticale de la cloison en deux plans distincts: le bureau
de Joana et la pièce attenante dans laquelle se trouve Margaret. Toutes les
deux se mettent ainsi mutuellement en valeur. Néanmoins, chacune des deux
semble indifférente à l'autre, Margaret perdue dans ses pensées et Joana
attentive à sa conversation téléphonique. La scène suggère un fossé générationnel
et social commode, mais Philippe Falardeau choisit de dire l'exact contraire. My Salinger Year est d'abord un film sur
deux ambitions, deux femmes désireuses de laisser une trace dans le monde littéraire.
Elles vont apprendre à se connaître et à se reconnaître en dépit de leur
différence d'âge. Dans les deux cas, la sensibilité de ces deux femmes témoigne
d'une intimité exigeante et cependant discrète, mais c'est pour mieux dissimuler,
chez Margaret, une insécurité et des failles qui lézardent sa cuirasse. À la
lisière de sa vie professionnelle, Joanna trouve dans le charisme de son aînée
et dans l'œuvre de Salinger, écrivain vivant en ermite depuis 1953, des modèles
pour tracer sa propre trajectoire littéraire et affective.
mercredi 12 mai 2021
L'apprentissage chez Philippe Falardeau
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