samedi 1 mai 2021

L'adolescence et la mort chez Elem Klimov

 

Requiem pour un massacre (Va et regarde en russe, Elem Klimov, 1985) est une immersion cauchemardesque dans les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et les atrocités commises par les Allemands sur le front russe et plus exactement sur le front biélorusse en 1943. Vue à travers les yeux de Fiora (Aleksei Kravchenko), un adolescent ayant rejoint les rangs des partisans, la guerre apparaît dans toute sa laideur, sa déshumanisation et son cortège de visions traumatisantes. Sur les traces du cinéma d’Andreï Tarkovski - la contemplation en moins - qui savait si bien plonger le monde de l’enfance dans la tourmente de la guerre (L’Enfance d’Ivan, 1962 ou Le Miroir, 1975), Klimov nous livre un réquisitoire radical contre la barbarie nazie. Né en 1933 à Stalingrad, il a neuf ans lorsque commence la célèbre bataille sur la Volga. Manifestement marqué au fer rouge par la brutalisation de la soldatesque allemande, la plaie continue encore de puruler quarante-trois ans plus tard. 

Les quatre photogrammes sont situés à la fin du film. Ayant miraculeusement échappé à la destruction d’un village et de toute sa population brûlée vive dans une grange, Fiora se retrouve à nouveau au milieu des partisans qui ont capturé une poignée de soldats allemands et de collaborateurs biélorusses ayant participé au massacre des villageois. Dans ce lieu désolé et noyé dans le brouillard, il se tient devant une flaque de boue dans laquelle baigne un portrait d'Hitler. Filmé en plongée, il lève alors son fusil pour tirer sur le tableau. Puis dans un contrechamp brutal, la contreplongée dévoile dans un regard caméra saisissant, son visage prématurément vieilli, usé par les épreuves qu’il vient de traverser, dévasté par l’empreinte de la mort qui plane sur lui, figé dans une épouvante glacée. Ses traits ne présentent plus la page vierge de l’adolescence, mais la souffrance de celui qui a été plongé dans l’enfer. Le premier coup de feu déclenche le défilement d’images d’archives montées à rebours et en accéléré, montrant dans un ordre chronologique inversé la dernière image d’Hitler sorti du bunker à Berlin pour féliciter des jeunes du Volksturm, des flammes dévorant des façades d’immeubles, Hitler encore recevant des bouquets de fleurs de petites filles, la Wehrmacht à l’assaut d’un village, des Allemandes hilares, le bras levé, tendu pour le salut nazi,  des cadavres  et encore des cadavres, des processions d’uniformes noirs, les signatures des accords de Munich, des inscriptions antisémites sur les vitres de magasins et toujours cette liesse populaire d’Allemands en extase devant leur maître. Chaque coup de feu tiré par Fiora relance cette marche à contresens de l’Histoire pour s’arrêter brutalement sur une photo du futur chancelier, enfant, dans les bras de sa mère, comme pour tenter de revenir aux origines du mal, pour comprendre ce qui a pu dévorer cet enfant devenu adulte, pour appréhender ce qui a pu amener un homme et toute une population à commettre l’innommable, l’indicible. Mais plus sûrement, et selon les dires de Klimov, Fiora tire sur Hitler, mais à travers lui, surtout sur le spectateur (Le premier titre du film devait s’intituler Tuez Hitler) pour tuer la bête qui sommeille en chacun de nous. Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde[1] ….…….

Tétanisé par ce premier plan, nous voyons à peine, à l'arrière-plan, une silhouette figée devant les corps des soldats allemands exécutés quelques instants plus tôt (photogramme 1). Bien découpée entre deux rangées de piliers du pont qui surplombe une rivière, elle semble contempler les cadavres pour se convaincre que le nazisme peut être vaincu. Le réalisme quasi-documentaire du film tient beaucoup au grain de l’image utilisé par Klimov, sale, granuleux, qui s’accorde parfaitement aux paysages boueux de la plaine biélorusse. Requiem pour un massacre est un film dont on ne sort pas indemne…



[1] La Résistible Ascension d'Arturo Ui de Bertolt Brecht (1941)



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