À l'instar de John Carpenter[1],
la terreur chez Frank Darabont est toujours tapie dans le brouillard. Dans Brume
(The Mist, 2007), à la suite d'un très violent orage, Bridgton, une
petite ville du Maine[2],
est enveloppée par un brouillard épais qui s'étend en rampant au ras du sol. Cernés
par cette brume aussi singulière qu'inquiétante, des citadins se retrouvent confinés
dans un centre commercial, et bientôt terrorisés lorsqu'ils comprennent qu'à
l'extérieur sont embusquées des créatures monstrueuses venues d'une autre
dimension. Le film bascule alors dans un univers particulièrement anxiogène et
directement inspiré par l'univers du maître de Providence[3],
Howard Phillips Lovecraft. Dans son œuvre, la notion d'horreur cosmique repose sur
une peur archaïque provoquée par un mystère dont les implications associent
autant une menace physique pour l'homme qu'une remise en question des
certitudes qu'il peut avoir sur le monde qui l'entoure. L'expression de cette
angoisse existentielle se retrouve dans la création la plus lovecraftienne qui
soit, le mythe de Cthulhu, qui affirme l'existence dans les coins les plus
reculés de l'univers, d'entités extraterrestres, les Grands Anciens, cherchant
à rétablir leur ancienne domination sur la Terre. Dans Brume, ces forces
obscures menaçant l'humanité ont été libérées par des expériences scientifiques
réalisées par l'armée à la recherche d'autres mondes et qui ont ouvert une brèche,
« interface entre le monde des humains et un univers inconnu [4]»,
permettant à tout un bestiaire cauchemardesque de franchir une frontière, un
seuil que nul ne pouvait concevoir. Cachées dans le brouillard, ces créatures annoncent
l'apocalypse en semant la terreur dans un arrière-plan indéterminé, sans
limites, impénétrable, pour ensanglanter les rues et les places publiques de
cette ville jusqu'ici sans histoires. Norm (Chris Owen), le magasinier du
centre commercial est l'une de leurs premières victimes. Happé par un flot
grouillant, visqueux et nauséeux de tentacules surgies de ce linceul blanchâtre
comme autant d'appendices musculeux, turgescents et préhenseurs, il lutte de
toutes ses forces contre une force cyclopéenne dont le reste du corps reste
invisible (voir le photogramme). Sa main gauche ensanglantée appelant à l'aide,
son visage grimaçant tordu par la douleur et par une peur indicible composent
une vision d'une humanité en perdition, au bord de l'anéantissement. Tel un boa
constricteur, la créature s'est emparée de sa proie pour ne plus la lâcher avant
qu'elle ne disparaisse dans le brouillard aussi rapidement qu'elle était
apparue. Au-delà de la peur froide et brutale, l'impossibilité de voir ce qui
se déplace dans cette brume donne à toute la séquence une dimension irrationnelle,
pessimiste et mortifère qui se confond avec le tourbillon des malaises oppressants
de Lovecraft. Construit sur le même modèle que La Nuit des morts-vivants
(Night of the Living Dead, George Romero, 1968), le film de Frank
Darabont nous parle d'un groupe d'humains, assiégé par des forces qui les
dépassent, et comme chez Romero, le danger va servir de révélateur des abjections
qui sont en l'Homme lorsqu'il plongé dans une catastrophe devant laquelle la
part sombre, les instincts les plus primaires balayent la raison et le sens
commun. Les monstres ne sont pas forcément ceux que l'on pense.
[1] Voir la chronique L'allégorie chez John
Carpenter.
[2] Le film est inspiré par The Mist,
une nouvelle écrite par Stephen King en 1985. L'auteur a fait de sa terre
natale, le Maine, le décor de l'essentiel de son œuvre.
[3] Providence est une ville du Rhode Island
aux États-Unis où vécut Howard Phillips Lovecraft (1890-1937), célèbre pour ses
récits fantastiques et d'horreur.
[4]
Aux
frontières du voir. Brouillards, brumes et fumées dans les cinémas de genre
de
Stéphane Bex, Éditions Rouge profond, 2020, p.32
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