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Seize années séparent ces deux photogrammes
antinomiques, donnant la mesure de la profonde mutation mémorielle qui
caractérise la place de la guerre du Vietnam – ou plutôt ses conséquences –
dans la psyché des Américains. Le photogramme 1 est extrait de Retour (Coming
Home, Hal Ashby, 1978) dans lequel Luke Martin (Jon Voight) est un vétéran revenu
de la guerre paraplégique. À travers ce personnage, Hal Ashby filme le
traumatisme et la douleur des anciens combattants de retour au pays, profondément
meurtris physiquement et moralement. En convalescence dans un hôpital
militaire, les cheveux longs et un collier indien autour du cou, Luke se
déplace dans les couloirs sur son brancard à l'aide d'une canne qu'il peut
aussi brandir, dans des crises aussi hystériques que désespérées, pour casser
le matériel médical autour de lui, ou pour menacer et injurier les infirmières
et les médecins qui tentent de le calmer. En position ventrale, tenant de sa
main gauche sa poche à urine, il tente de se redresser en hurlant sa souffrance
et le manque de considération à son égard. À travers Luke, l'Amérique se trouve
face à elle-même, face à une guerre perdue au fin fond de l'Asie, face surtout
à une génération totalement désillusionnée, abandonnée à son sort et sacrifiée
sur l'autel de la démocratie que les États-Unis se croient toujours contraints
d'imposer aux peuples du monde entier. La chute de Saïgon a eu lieu trois ans
auparavant, et le film s'inscrit dans le contexte des bouleversements sociaux
et politiques en cours aux États-Unis à la fin des années 70. Le pacifisme, la
prise de conscience que la guerre du Vietnam a été une tragique erreur, le
profond rejet de Richard Nixon et de son successeur Gerald Ford favorisent en
1977 l'élection de Jimmy Carter et sa morale idéaliste. L'heure est venue, au
cinéma, de « faire vivre le traumatisme vietnamien à ceux qui ne l'ont pas
vécu »[1]
et de montrer les séquelles que cette guerre a causées d'abord aux soldats, puis
à la population américaine pour mieux favoriser la cicatrisation et le repli. Nul
besoin de rappeler aux spectateurs le contexte militaire et politique, la
guerre est encore dans tous les esprits. Dans Forrest Gump (1994),
Robert Zemeckis adopte un ton diamétralement opposé. Blessé au combat, Forrest
(Tom Hanks) se trouve également dans un hôpital pour vétérans, mais à Saïgon
cette fois-ci[2].
Touché dans son fondement, sa position ventrale n'est que transitoire (photogramme 2). Avec sa
coupe militaire, bien dégagée derrière les oreilles et son air perpétuellement
ahuri, il déguste une glace, avec une délectation certaine. Autour de lui, ce
n'est plus l'hôpital glauque, indigent manquant de tout et surtout de financement
public de Retour[3],
mais un hôpital illuminé par la lumière du jour, aseptisé, vibrionnant des allées
et venues des infirmières, distributeur de sucreries et d'autres distractions
comme une table de ping-pong qui permettra à Forrest de devenir un champion de
la petite balle. L'hôpital est donc devenu un moyen de se réinsérer dans la
société ! Le souvenir du vétéran meurtri et révolté par « une guerre de
blancs faite par des noirs, une guerre de riches faite par des pauvres, une
guerre de vieux faite par des jeunes »[4],
mais surtout l'image de celui qui incarne la défaite est, au début des années
90, progressivement vidée de sa charge dramatique et écartée du champ cinématographique.
Le Vietnam se banalise donc et Forrest Gump renvoie des images
rassurantes, conformistes et humoristiques, voire réactionnaires sur le
contexte des années 70, d'où ne sont pas exclus les mauvais souvenirs comme la
présence dans l'hôpital de l'ancien lieutenant Dan Taylor (Gary Sinise), amputé
des deux jambes. On peut désormais rire du Vietnam et de sa dimension tragique parce
que le public a changé et qu'il n'a connu ni la guerre, ni sa contestation. Le
film est donc entièrement articulé autour d'une vision contemporaine d'une
histoire passée, celle des États-Unis sortis vainqueurs de la Guerre froide,
après la chute du mur de Berlin en 1989 et la dislocation de l'URSS en 1991. Leur
victoire militaire, la même année, dans la Guerre du Golfe leur permettra
désormais de mettre en avant les vétérans d'Irak pour mieux les substituer aux vétérans
du Vietnam. À partir de ce moment, le nombre de films consacrés au Vietnam – ou
l'évoquant de façon périphérique comme The Indian Runner (Sean Penn,
1991) - diminue de façon drastique. Des rizières du Sud-Vietnam, les caméras se
déplaceront désormais vers les sables du Proche-Orient.
[1]
Le Vietnam,
un cinéma de l'apocalypse de Laurent Tessier, Éditions du cerf,
2009, p.92.
[2]
Comme Nick (Christopher Walken) dans Voyage
au bout de l'enfer (The Deer Hunter) de Michael Cimino sorti la même
année que Retour.
[3]
Oliver Stone plantera le dernier clou
du cercueil en décrivant dans Né un 4 juillet (Born on the Fourth of
July, 1989) un hôpital pour vétérans encore plus sordide.
[4]
Fire in the
Lake: The Vietnamese and the Americans in Vietnam de
Frances Fitzgerald, Back Bay Publishing, 1972 cité dans Hollywood-Vietnam,
la guerre du Vietnam dans le cinéma américain: mythes et réalités de André
Muraire, Michel Houdiard Éditeur, 2010.
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