samedi 4 décembre 2021

La villa chez Polanski


1

2

3
Roman Polanski aime placer ses personnages dans des espaces clos, étouffants, profondément anxiogènes et mortifères. Les appartements de Carol (Catherine Deneuve dans Répulsion, 1965), de Rosemary (Mia Farrow dans Rosemary's Baby, 1968) ou de Trelkovsky (Roman Polanski dans Le Locataire, 1976) sont autant de domiciles marqués du sceau de la normalité, mais dans lesquels leurs occupants sont peu à peu submergés par une confusion mentale, une paranoïa voire une aliénation. Dans The Ghost Writer (2010), le réalisateur nous plonge dans l'enfermement physique et mental d'un prête-plume (Ewan McGregor) – un écrivain sans nom dans le film - chargé de rédiger les mémoires de l'ancien Premier Ministre britannique Adam Lang (Pierce Brosnan), contraint de rester aux États-Unis en raison des accusations de crimes de guerre portées contre lui au Royaume-Uni. Un ancien membre de son cabinet l'accuse, en effet, d'avoir autorisé l'enlèvement et le transfert de citoyens britanniques de confession musulmane vers des prisons secrètes de la CIA pour y être torturés. Sur les trois photogrammes, le scribe se trouve sur l'île de Martha's Vineyard (Massachussetts)[1], dans la résidence de Lang, un véritable bunker hyper sécurisé, planté au milieu d'un paysage dunaire balayé par les embruns et les tempêtes hivernales (photogramme 1). Encerclée par une solitude sauvage qui renvoie au château de l'île de Lindisfarne au large des côtes du comté anglais de Northumberland (Cul de sac, 1966), cette maison à deux étages, que n'auraient pas renié les architectes du Bauhaus, est une résidence dont les extérieurs lisses, sévères et épurés faits de briques, de béton et de verre tranchent avec l'intérieur qui associe luxe et raffinement. L'architecture de cet espace donne à voir une géométrie faite de couloirs en équerre, de pleins (le bureau du photogramme 2) et de vides (la béance de l'escalier central du photogramme 3), éclairés tout autant par des néons que par des baies vitrées ou par un puit de lumière dont la clarté permet de mettre en relief l'apparente tranquillité du lieu. Des tableaux de peintures abstraites, accrochés sur tous les murs qui bordent les pièces et les coursives, donnent à la villa une allure de musée. Dans le bureau d'Adam Lang, l'ouverture vitrée dévoile un horizon ensablé et herbeux, tout en grisaille. L'écrivain s'y trouve souvent seul, en vase clos, à travailler les mémoires de Lang, à reformuler les phrases, à supprimer des digressions amphigouriques, mais surtout à chercher à comprendre pourquoi, quelques semaines auparavant, la mer a charrié sur le rivage le cadavre de son prédécesseur dont la présence hante encore ces murs, comme Simone Choule a pu hanter, après sa défenestration, l'appartement parisien que loue le nouveau locataire Trelkovsky (Le Locataire). Insidieusement, Polanski installe entre ces murs une tension sourde, oppressante, quasi palpable. Par son cadre élégant mais lisse, la villa peut être vue comme le reflet des caractères de leurs occupants: Lang, un ancien Premier Ministre donc, portant beau, le verbe haut mais postiche, cynique et poursuivi par son passé, sa femme Ruth (Olivia Williams) aussi ambigüe que tourmentée, et Amélia Bly (Kim Cattrall), son assistante et sa maîtresse, au visage fermé, énigmatique et hautain. Quant à l'écrivain, il apparaît progressivement pris dans une intrigue opaque aux multiples ramifications géopolitiques, perdu dans le labyrinthe de ses pensées inquiètes, isolé dans un espace dans lequel les ouvertures architecturales et l'air du large masquent mal un enfermement et un danger latent. Aux prises avec des secrets cachés, il erre dans cette villa, naviguant entre le doute, les faux-semblants et les apparences. On devine dans ce sanctuaire des dissimulations, des manipulations, de la corruption et du déshonneur. Au-delà des échos entre le scénario du film et les méandres tortueux et nauséabonds de la politique britannico-américaine récente[2], et au-delà de l'histoire personnelle de Roman Polanski[3], The Ghost Writer déploie une géographie du malaise dans laquelle le mensonge et les rapports de pouvoirs entre une élite politique, un quidam et la société civile tout entière organisent un monde dans lequel la démocratie n'est qu'un leurre.

 



[1] Roman Polanski, ne pouvant se rendre aux États-Unis depuis la fin des années 70 suite à ses déboires avec la justice américaine, choisit de filmer sur deux îles allemandes de la mer du Nord et une île danoise de la mer des Wadden. La mystification est totale.

[2] Adam Lang fait inévitablement penser à Tony Blair et à son tropisme américain pendant la guerre en Irak (2003).

[3] Adam Lang est bloqué aux États-Unis alors que Roman Polanski est assigné à résidence dans son chalet à Gstaad (Suisse) suite aux rebondissements judiciaires liés aux accusations de viol de 1977 portées contre lui par la justice américaine.




Aucun commentaire:

Publier un commentaire