mardi 21 décembre 2021

Le baiser de la mort chez Guillermo del Toro



Du premier au dernier plan, Nightmare Alley (Guillermo del Toro, 2021) exsude l'essence même du film noir, celle qui fait de la cupidité, de la fatalité, de la prédestination et du crime, un condensé de la tragédie humaine. Le réalisateur mexicain met en scène à la fin des années 30, dans des États-Unis qui peinent à retrouver leur lustre d'avant la Grande Dépression, un trio infernal composé d'un escroc, Stanton Carlisle (Bradley Cooper), prétendant être un mentaliste capable de lire dans les pensées et de parler aux morts, bonimenteur d'estrade de cirque d'abord, puis de night-clubs chics de la société de Chicago, d'une assistante enamourée et dévouée Molly (Rooney Mara), et d'une psychiatre, le Docteur Lilith Ritter (Cate Blanchett), aussi machiavélique que manipulatrice, rencontrée au cours d'une séance de spiritisme. Dotée de l'intelligence froide de la femme fatale qui suggère l'ambition et l'absence d'état d'âme, elle a juré la perte de Stanton non par jalousie ou à cause de l'argent, mais en raison de sa volonté de détruire celui qui finit par se prendre à son propre jeu en pensant pouvoir lui disputer le monopole du ça freudien[1]. Un choc d'hubris en somme, une rivalité de compétiteurs aussi vénéneux l'un que l'autre. En face d'elle, Stanton, aigrefin sans scrupules, doté d'une arrogance démesurée, exploitant la crédulité d'un public dont il soutire des sommes énormes, est en fait aveuglé par son obsession de réussir à tout prix et de donner au rêve américain, même en le pervertissant, toute sa mesure. Ce couple infernal se retrouve dans le cabinet de consultation de Lilith (voir photogramme). La caméra en contreplongée, l'arrière-plan flou permettant d'orienter les regards sur elle, et la place centrale qu'elle tient dans le cadre donnent à Lilith une allure menaçante et dominante. Penchée sur le charlatan[2], dans une posture qui tient plus de l'affrontement que d'un élan passionnel, elle tient la tête de Stanton entre ses mains, comme une mante religieuse, s'apprêtant à lui donner le baiser de la mort. Ses cheveux blonds encadrent un visage qui exprime l'intimidation, ses lèvres serrées maquillées de rouge, un rouge aussi sanglant que l'itinéraire que va emprunter Stanton, suggèrent la dureté de ses sentiments. La coupe élégante de ses vêtements et son collier trois tours dénotent une sophistication de l'apparence mais aussi une aisance sociale doublée d'une assurance décomplexée. Leurs corps se frôlent mais la dynamique du mouvement n'est pas la même: tout le corps de Stanton est passif et semble basculer hors du cadre, au bord du gouffre, alors que celui de Lilith imprime une tension et une pression qui soulignent bien la prédatrice en elle et le pouvoir qu'elle a sur lui. Si Stanton a bien conscience qu'il a trouvé dans Lilith son double, il ne s'aperçoit pas en revanche qu'il en est le jouet, qu'il est manipulé autant par la psychiatre que piégé par un destin empoisonné, parce que dans ce dédale de mensonges, de faux-semblants et d'hypocrisie, seule la fin justifie les moyens. Dans la Bible, Lilith est un démon féminin, une créature de la nuit, un spectre. L'analogie métaphorique bien réelle avec la psychiatre peut aussi renvoyer à l'univers de Guillermo del Toro et à sa représentation de la monstruosité. Du fantôme d'un enfant mort (L'Échine du diable/El Espinazio del diablo, 2001) à un humanoïde amphibien (La Forme de l'eau/The Shape of Water, 2017) en passant par un faune mi-homme, mi-bouc (Le Labyrinthe de Pan/El Labirento del fauno, 2006), les créatures étranges et fantastiques qui peuplent son cinéma se révèlent au final toujours protectrices et/ou victimes face à la cruauté du monde et des hommes. Car pour del Toro, c'est bien la laideur des êtres humains qui crée la monstruosité. Dans Nightmare Alley, Lilith et Stanton ne font pas exception.



[1] Selon Freud, le ça désigne la part inconsciente, les désirs refoulés et inavoués de l'homme.

[2] Le Charlatan est le titre français de la première version de Nightmare Alley réalisée par Edmung Goulding en 1947 avec Tyrone Power dans le rôle de Stanton Carlisle.




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