Du premier au dernier plan, Nightmare Alley
(Guillermo del Toro, 2021) exsude l'essence même du film noir, celle qui fait de
la cupidité, de la fatalité, de la prédestination et du crime, un condensé de
la tragédie humaine. Le réalisateur mexicain met en scène à la fin des années
30, dans des États-Unis qui peinent à retrouver leur lustre d'avant la Grande
Dépression, un trio infernal composé d'un escroc, Stanton Carlisle (Bradley
Cooper), prétendant être un mentaliste capable de lire dans les pensées et de parler
aux morts, bonimenteur d'estrade de cirque d'abord, puis de night-clubs chics
de la société de Chicago, d'une assistante enamourée et dévouée Molly (Rooney
Mara), et d'une psychiatre, le Docteur Lilith Ritter (Cate Blanchett), aussi
machiavélique que manipulatrice, rencontrée au cours d'une séance de spiritisme.
Dotée de l'intelligence froide de la femme fatale qui suggère l'ambition et
l'absence d'état d'âme, elle a juré la perte de Stanton non par jalousie ou à
cause de l'argent, mais en raison de sa volonté de détruire celui qui finit par
se prendre à son propre jeu en pensant pouvoir lui disputer le monopole du ça
freudien[1].
Un choc d'hubris en somme, une rivalité de compétiteurs aussi vénéneux l'un que
l'autre. En face d'elle, Stanton, aigrefin sans scrupules, doté d'une arrogance
démesurée, exploitant la crédulité d'un public dont il soutire des sommes énormes,
est en fait aveuglé par son obsession de réussir à tout prix et de donner au
rêve américain, même en le pervertissant, toute sa mesure. Ce couple infernal
se retrouve dans le cabinet de consultation de Lilith (voir photogramme). La
caméra en contreplongée, l'arrière-plan flou permettant d'orienter les regards
sur elle, et la place centrale qu'elle tient dans le cadre donnent à Lilith une
allure menaçante et dominante. Penchée sur le charlatan[2],
dans une posture qui tient plus de l'affrontement que d'un élan passionnel, elle
tient la tête de Stanton entre ses mains, comme une mante religieuse,
s'apprêtant à lui donner le baiser de la mort. Ses cheveux blonds encadrent un
visage qui exprime l'intimidation, ses lèvres serrées maquillées de rouge, un
rouge aussi sanglant que l'itinéraire que va emprunter Stanton, suggèrent la
dureté de ses sentiments. La coupe élégante de ses vêtements et son collier
trois tours dénotent une sophistication de l'apparence mais aussi une aisance
sociale doublée d'une assurance décomplexée. Leurs corps se frôlent mais la
dynamique du mouvement n'est pas la même: tout le corps de Stanton est passif
et semble basculer hors du cadre, au bord du gouffre, alors que celui de Lilith
imprime une tension et une pression qui soulignent bien la prédatrice en elle et
le pouvoir qu'elle a sur lui. Si Stanton a bien conscience qu'il a trouvé dans
Lilith son double, il ne s'aperçoit pas en revanche qu'il en est le jouet,
qu'il est manipulé autant par la psychiatre que piégé par un destin empoisonné,
parce que dans ce dédale de mensonges, de faux-semblants et d'hypocrisie, seule
la fin justifie les moyens. Dans la Bible, Lilith est un démon féminin, une
créature de la nuit, un spectre. L'analogie métaphorique bien réelle avec la
psychiatre peut aussi renvoyer à l'univers de Guillermo del Toro et à sa
représentation de la monstruosité. Du fantôme d'un enfant mort (L'Échine du
diable/El Espinazio del diablo, 2001) à un humanoïde amphibien (La
Forme de l'eau/The Shape of Water, 2017) en passant par un faune
mi-homme, mi-bouc (Le Labyrinthe de Pan/El Labirento del fauno,
2006), les créatures étranges et fantastiques qui peuplent son cinéma se
révèlent au final toujours protectrices et/ou victimes face à la cruauté du monde
et des hommes. Car pour del Toro, c'est bien la laideur des êtres humains qui
crée la monstruosité. Dans Nightmare Alley, Lilith et Stanton ne font
pas exception.
mardi 21 décembre 2021
Le baiser de la mort chez Guillermo del Toro
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