mercredi 8 décembre 2021

Le dissident chez Milos Forman



Tout le cinéma de Milos Forman est subordonné à la figure du dissident. Que celui-ci ait les traits de R.P. McMurphy (Jack Nicholson dans Vol au-dessus d'un nid de coucou, 1975), du hippie George Berger (Treat Williams dans Hair, 1979), de Mozart (Tom Hulce dans Amadeus, 1984) ou encore de Larry Flynt (Woody Harrelson dans Larry Flynt, 1996), tous se heurtent aux institutions, rejettent la norme et les règles pour apparaître rebelles et insoumis aux yeux de tous les pouvoirs. Dans Ragtime (1981), une fresque sociale sans concession des Etats-Unis à la veille de la Première Guerre mondiale, Coalhouse Walker Jr (Howard E. Rollins Jr.) est de cette trempe. Pianiste afro-américain de ragtime talentueux et ambitieux, propriétaire d'une Ford T flambant neuve comme preuve de sa bonne fortune professionnelle et sociale, il n'est pas à l'abri des discriminations et des humiliations perpétrées contre lui par des Blancs ne supportant visiblement pas cette réussite matérielle[1]. Victime d'un acte raciste[2], il cherche en vain à obtenir réparation par tous les moyens légaux. Devant la mauvaise volonté de la justice et de la police, il finit par basculer dans la violence en posant des bombes dans les casernes de pompiers environnantes. Exigeant qu'on lui remette le responsable qui a saccagé sa voiture, il prend, avec quelques complices, le contrôle de la bibliothèque J.P. Morgan à Manhattan. Rapidement encerclés par la police, cet immeuble et ses occupants vont ordonner le récit, puisque le pianiste menace de tout faire sauter si justice n'est pas rendue. Dans ces revendications, ce qui peut apparaître dérisoire et superfétatoire n'est que la matérialisation de la dignité et de la morale qui lui sont refusées. Le cadrage du plan et la position des personnages construisent une diagonale entre un tireur armé d'un fusil à lunette et sa victime qui demeure le point focal du plan, à partir duquel tout s'organise. La caméra est positionnée en légère plongée dans l'une des pièces d'un immeuble situé de l'autre côté de la rue, dans le dos des policiers à l'affût, aussi près que possible de la tragédie en cours. La mise au point est faite sur Walker Jr. alors que le premier plan reste flou. À l'arrière-plan donc, encadré par deux colonnes en marbre et éclairé par un projecteur braqué sur lui, le musicien descend les marches de l'entrée principale, les mains levées, ayant choisi de se rendre en échange de la fuite de ses compagnons. Au premier plan à gauche, un policier le tient dans sa ligne de mire et à droite se trouve Waldo Rheinlander (James Cagney), le commissaire de police qui donnera l'ordre, dans quelques secondes, d'abattre sans sommation un homme en train de se rendre. Le réalisateur « oswaldise »[3] le tireur dans cette position caractéristique, en surplomb et à faible distance de la cible. Cet assassinat dévoile l'envers d'une Amérique qui, au-delà de la Belle Époque et de son cortège d'optimisme et de confiance dans l'avenir, révèle en fait les tares inséparables mais contradictoires de son histoire qui se veut empreinte de liberté, de vertu et d'opportunités: violence raciale, brutalité des autorités envers les minorités, discours laudateurs sur la démocratie alors que les remugles de l'esclavage ne se sont toujours pas évaporés. Dans Ragtime, et de la même façon que Michael Cimino dans La Porte du paradis (Heaven's Gate, 1980), Forman filme cette possibilité d'émancipation sociale vite avortée pour nous dire que l'égalité et la justice ne sont pas pour tous au pays de l'Oncle Sam. Malheur à celui qui osera se dresser contre ce catéchisme sacré, contre ce rêve américain qui ne souffre aucun affront, aucune profanation. Chez Forman, la dissidence se paie toujours au prix fort. La quête de justice et la rébellion de Coalhouse Walker Jr. ne pouvaient que passionner un Milos Forman ayant perdu très jeune son père à Buchenwald et sa mère à Auschwitz et auteur d'une œuvre très satirique vis-à-vis du régime communiste dans sa Tchécoslovaquie natale (Au feu les pompiers, 1967). Présent à Paris au moment de la répression du Printemps de Prague par les chars du Pacte de Varsovie, le réalisateur part pour les États-Unis en 1969 poursuivre sa carrière dans un pays qu'il saura, en tant qu'humaniste pessimiste et sans militantisme, ni idéologie, diagnostiquer les failles.   



[1] Rétrospectivement, on ne peut s'empêcher de penser au massacre de Tulsa en Oklahoma (1921) au cours duquel une horde de Blancs, secondée par la police, la Garde nationale et l'aviation détruisit un quartier noir réputé pour sa réussite économique.

[2] Bloquée volontairement par deux camions de pompiers, sa voiture est immobilisée au milieu d'une rue. Refusant de payer une taxe pour sortir de cette situation, il cherche en vain l'aide de la police et finit par retrouver sa voiture saccagée et souillée par les pompiers.  

[3] Cette image d'un tireur armé d'un fusil à lunettes renvoie à tous les films faisant après 1963 directement ou indirectement allusion à l'assassinat de J.F. Kennedy.




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