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Dans Le Gouffre aux chimères (Ace in the
Hole, Billy Wilder, 1951), Charles Tatum (Kirk Douglas sur les deux
photogrammes) est un journaliste aussi cynique et opportuniste que sans
scrupules, à l'opposé de son collègue Ed Hutchinson (Humphrey Bogart), un croisé
défendant les valeurs de la démocratie face à la corruption (Bas les masques
/Deadline USA, Richard Brooks, 1952), mais très proche de J.J. Hunsecker
(Burt Lancaster dans Le Grand chantage/Sweet Smell of Succes,
Alexander Mackendrick, 1957), un éditorialiste impitoyable et cauteleux foulant
aux pieds la déontologie journalistique[1].
Tatum a été, autrefois, un journaliste réputé ayant travaillé dans la plupart
des grands quotidiens de la côte Est. Déchu de ces postes prestigieux autant
pour ses inconduites personnelles – à New-York, une de mes histoires a
provoqué un procès, à Chicago, je suis sorti avec la femme de l'éditeur, à
Détroit, j'ai été attrapé à boire, dit-il toute honte bue - que pour une
propension à chercher à « mordre le premier chien venu », il se retrouve,
dans les premiers plans du film, désargenté à Albuquerque (Nouveau-Mexique)
dans la salle de rédaction du journal local, le Albuquerque Sun Bulletin
(photogramme 1). Cet individu, aussi roué que bonimenteur, fondamentalement
arriviste et dénué de toute rigueur morale, s'arrête, faussement interloqué,
devant une broderie encadrée et accrochée au mur, proclamant une maxime dont il
se moque éperdument: « Dites la vérité ». – Ça, c'est quelque chose. Qui
le dit ? demande Tatum - M. Boot, lui répond fièrement sa consoeur
(Edith Evanson) en parlant du rédacteur en chef, mais j'ai fait les travaux
d'aiguille. - Je regrette de ne pas pouvoir en faire autant. Vous le
feriez pour moi si l'envie m'en prend ? rétorque Tatum dans une répartie hypocrite
à double sens que ne mesure pas la journaliste. Le photogramme 2 est l'un des
derniers plans du film. Tatum se retrouve dans le même espace, six jours plus
tard, mais dénué de l'autosatisfaction et de la superbe arrogante qui le
caractérisaient jusque-là. Appuyé sur le cadre de la porte, alors que le sol se
dérobe sous ses pieds, il n'est plus que l'ombre de lui-même, pour la première
fois sans artifices, mais pas sans panache, mis à nu, aux abois. Ses traits
douloureux et interrogateurs trahissent une inquiétude qui lui rend
paradoxalement une part de son humanité. La broderie est toujours là pour lui
rappeler ironiquement ses turpitudes passées. Six jours séparent donc les deux
photogrammes. Entre les deux, Charles Tatum s'était emparé d'un fait divers en apprenant
qu'un Indien, Léo Minosa (Richard Benedict), gisait, enterré vivant, dans une
galerie de mine qui s'était effondrée. Plutôt que de laisser les sauveteurs le
sauver en quelques heures en étayant les galeries souterraines, il leur a proposé
de recourir à un forage vertical dans la montagne, beaucoup plus long à exécuter
et destiné à lui donner l'exclusivité du sauvetage pour en retirer toute la
publicité. L'histoire se répand comme une traînée de poudre et des centaines de
spectateurs avides de curiosité malsaine, des journalistes, la radio, la
télévision et bientôt une fête foraine s'installent dans une folie collective, comme
des vautours, sur les lieux du sauvetage faisant de Tatum une célébrité locale.
La mort de Léo et le coup de ciseaux que lui assène dans l'abdomen la femme de
l'infortuné Léo, Lorraine Minosa, (Jan Sterling), finiront par faire tomber de
son piédestal et achever Tatum dans tous les sens du terme. Avec une rare
puissance et une rage lucide mais dévastatrice, Billy Wilder fouaille la plaie
purulente des bassesses humaines: recherche du sensationnalisme d'une certaine
presse, vanité des journalistes érigés en faiseurs de manipulations, médiocrité
du public à l'instinct grégaire, voyeur et friand de la souffrance des autres,
marchands du temple tirant profit de la foule massée aux pieds de la mine pour
vendre leurs colifichets. Il est frappant de constater à quel point Le
Gouffre aux chimères peut être considéré comme une véritable catharsis pour
le réalisateur, puisque Tatum est le double de ce qu'il a été dans sa jeunesse
passée dans le Berlin des années 20. D'origine austro-hongroise, il y fut journaliste
d'un tabloïd Die Bühne dans lequel il usa et abusa du mensonge à
longueur d'articles consacrés à des faits divers [2].
Mettre en images sa part d'ombre ne donne que plus de véracité à cette vision
désabusée et cynique de l'humanité. Enfin, agissant en miroir, l'hystérie collective
dénoncée dans le film renvoie à celle du maccarthysme alors en cours depuis
1950 aux États-Unis et à laquelle n'échappe pas Billy Wilder. Membre de la
Screen Directors Guild[3],
il signe aux côtés de vingt-quatre confrères une déclaration affirmant qu'ils ne
sont pas communistes, se désolidarisant – mais sans dénonciation – de tous ceux
qui, comme Dalton Trumbo, John Berry, Jules Dassin ou encore Herbert Biberman, subissent
les attaques conjointes du sinistre sénateur et des principaux producteurs des
studios hollywoodiens.
[1] Voir la chronique Le cynisme et la
veulerie chez Alexander Mackendrick
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