jeudi 12 janvier 2017

Les vêtements chez Robert Siodmak



Le prologue des Tueurs (The Killers de Robert Siodmak/1946) est anthologique. Deux tueurs à gages arrivent de nuit dans Brentwood, une ville perdue du New-Jersey à la recherche de Pete Lunn dit le « Suédois » (Burt Lancaster, dans son premier rôle). Renseignés par le pompiste, Max et Al entrent dans un motel, gravissent les marches de l’escalier pour s’arrêter au niveau d’un appartement et sortir leurs revolvers. Coiffés chacun d’un feutre mou et revêtus d’un trench coat, cravatés, rasés de près et bien mis de leur personne, ce grand sec et ce petit joufflu (1) ont tout des tueurs appointés pour accomplir une sinistre et basse besogne : éparpiller façon puzzle l’homme qui se trouve derrière cette porte. Cet homme, c’est le « Suédois », couché sur un lit dans une pièce miteuse plongée dans l’obscurité. Lui, par contre, fait peine à voir. Ancien boxeur, reconverti en aide-pompiste pour des raisons encore mystérieuses, il s’est replié dans sa chambre pour ruminer de sombres pensées. Un maillot de corps blanc défraîchi et un pantalon fripé font office de pyjama. Manifestement, il ne profite pas d’une nuit réparatrice après avoir passé sa journée à remplir les réservoirs des voitures qui se sont égarées le long de cette route au milieu de nulle part. Sa chambre est d’une austérité monacale : un lit qui n’a pas été fait depuis longtemps, un guéridon sur lequel se tient une lampe de chevet, des murs derrière lui, nus et lugubres. En bon stoïcien, très intériorisé, le « Suédois » sait qu’il ne peut pas lutter contre ce qui ne dépend pas de lui. Prévenu du danger par un ami, il semble néanmoins attendre son heure, n’a aucune intention de s’enfuir et accepte, comme tout personnage inséparable du film noir, la fatalité qui va s’abattre sur ses épaules. Le laisser-aller vestimentaire du « Suédois » et son lourd passé le prédestinent à une mort violente imminente. De l’autre côté de la porte et par la magie du montage alterné, les deux tueurs, comme autant de prédateurs dénués d’émotions, sont sur le point de justifier la signature de leur contrat et de leur grasse rémunération qui les relient au monde du crime organisé dans lequel il n’est pas nécessaire d’être pompiste pour gagner sa vie. Le film est tiré d’une nouvelle éponyme d’Ernest Hemingway, parue en 1928 dans le recueil Cinquante mille dollars. (2) La petite histoire veut que l’écrivain avait l’habitude de montrer le prologue du film de Siodmak à ses invités, mais qu’il s’endormait immédiatement après puisque la suite du scénario n’avait plus rien à voir avec ce qu’il avait écrit. Il avait tort, parce Les Tueurs est l’un des films noirs les plus flamboyants jamais réalisés.

(1) De la nouvelle d’Hemingway au film noir de Siodmak, une étude de l’adaptation des Tueurs par Marguerite Chabrol, dans les suppléments du DVD Les Tueurs chez Carlotta.

(2) Cinquante mille dollars et autres nouvelles d’Ernest Hemingway, collection Folio-Gallimard, 1973.


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