Dans Quand
la ville dort (The Asphalt Jungle
de John Huston/1950), trois malfrats sont en train de cambrioler une bijouterie
et réussissent le casse du siècle en raflant un demi-million de dollars. À
droite, la mine patibulaire, Dix Handley (Sterling Hayden) est l’homme de main
qui surveille les arrières du gang, au centre, Doc Riedenschneider (Sam Jaffe) est
le cerveau qui donne les ordres et supervise l’opération, tandis que de dos, en
train de percer le coffre-fort, Louis Ciavelli (Anthony Caruso) est l’artisan
maniant la perceuse avec la dextérité du professionnel sûr de sa valeur. John
Huston filme toutes les composantes de l’action dans un même plan, en agissant
sur deux paramètres : la distance et la netteté. Construire un plan, c’est
mettre dans un cadre, un décor – la salle du coffre -, des personnages filmés
en plongée, une lumière qui sculpte les corps, une musique ou non, mais c’est
aussi utiliser un paramètre optique comme la zone de netteté. Alors que Orson
Welles filmait dans Citizen Kane (1941),
La Splendeur des Amberson (The Magnificent Ambersons/1942) ou
encore La Dame de Shangaï (The Lady from Schangaï/1947) tous les
objets ou personnages nets quelle que soit leur position dans le cadre, John
Huston, quant à lui, choisit de jouer sur la mise au point qui relie Dix à
Louis en passant par Doc. La petite profondeur de champ permet de mettre
l’accent sur Dix et de l’isoler, mais sans le dissocier complètement de son
environnement. La zone de netteté qui se dégrade légèrement de droite à gauche
permet néanmoins de saisir la hiérarchie, la spécialité de chacun et la
solidarité qui existent au sein de la pègre. Les regards de Dix et de Doc
divergent mais leur complicité est totale pour mener à bien leur forfait. Dans
l’arrière-plan légèrement flou, le corps fléchi par l’effort, Louis se fond
dans le cadre que constituent les contours du coffre, et seul le bruit de la
mèche de la perceuse tranche le silence de la nuit. « Pas de mouvements brusques, pas de mains moites, pas de rythme
cardiaque qui s’emballe. Juste des hommes qui font leur boulot » (1). C’est
cette banalité du geste parfait qui caractérise ce cambriolage. Les trois
complices appartiennent à cette société parallèle ne vivant que la nuit mais
épousant les mêmes codes que la société dite respectable : tous les trois
veulent gagner assez d’argent pour racheter un ranch familial (Dix), prendre
une retraite bien méritée au Mexique (Doc) ou encore habiter dans un
appartement confortable (Louis). En voyant le visage de dur de Dix, qui traduit
autant la force que l’inquiétude, on ne peut s’empêcher de penser à l’acteur
Sterling Hayden un an plus tard au plus fort de l’hystérie maccarthyste. Face
aux procureurs de la Commission des Activités antiaméricaines qui l’interrogeront
sur son passé communiste, acculé et n’arrivant pas à se dérober, il finira par
livrer certains noms dont celui d’Abraham Polonsky, le réalisateur de L’Enfer de la corruption (Force of Evil/1948). Il sera pris de
remords et regrettera son attitude toute sa vie.
(1) Dark City, le monde perdu du film noir
d’Eddie Muller, éditions Rivages Écrits noirs, 2015, p. 305
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