mardi 10 janvier 2017

La division du travail chez John Huston


Dans Quand la ville dort (The Asphalt Jungle de John Huston/1950), trois malfrats sont en train de cambrioler une bijouterie et réussissent le casse du siècle en raflant un demi-million de dollars. À droite, la mine patibulaire, Dix Handley (Sterling Hayden) est l’homme de main qui surveille les arrières du gang, au centre, Doc Riedenschneider (Sam Jaffe) est le cerveau qui donne les ordres et supervise l’opération, tandis que de dos, en train de percer le coffre-fort, Louis Ciavelli (Anthony Caruso) est l’artisan maniant la perceuse avec la dextérité du professionnel sûr de sa valeur. John Huston filme toutes les composantes de l’action dans un même plan, en agissant sur deux paramètres : la distance et la netteté. Construire un plan, c’est mettre dans un cadre, un décor – la salle du coffre -, des personnages filmés en plongée, une lumière qui sculpte les corps, une musique ou non, mais c’est aussi utiliser un paramètre optique comme la zone de netteté. Alors que Orson Welles filmait dans Citizen Kane (1941), La Splendeur des Amberson (The Magnificent Ambersons/1942) ou encore La Dame de Shangaï (The Lady from Schangaï/1947) tous les objets ou personnages nets quelle que soit leur position dans le cadre, John Huston, quant à lui, choisit de jouer sur la mise au point qui relie Dix à Louis en passant par Doc. La petite profondeur de champ permet de mettre l’accent sur Dix et de l’isoler, mais sans le dissocier complètement de son environnement. La zone de netteté qui se dégrade légèrement de droite à gauche permet néanmoins de saisir la hiérarchie, la spécialité de chacun et la solidarité qui existent au sein de la pègre. Les regards de Dix et de Doc divergent mais leur complicité est totale pour mener à bien leur forfait. Dans l’arrière-plan légèrement flou, le corps fléchi par l’effort, Louis se fond dans le cadre que constituent les contours du coffre, et seul le bruit de la mèche de la perceuse tranche le silence de la nuit. « Pas de mouvements brusques, pas de mains moites, pas de rythme cardiaque qui s’emballe. Juste des hommes qui font leur boulot » (1). C’est cette banalité du geste parfait qui caractérise ce cambriolage. Les trois complices appartiennent à cette société parallèle ne vivant que la nuit mais épousant les mêmes codes que la société dite respectable : tous les trois veulent gagner assez d’argent pour racheter un ranch familial (Dix), prendre une retraite bien méritée au Mexique (Doc) ou encore habiter dans un appartement confortable (Louis). En voyant le visage de dur de Dix, qui traduit autant la force que l’inquiétude, on ne peut s’empêcher de penser à l’acteur Sterling Hayden un an plus tard au plus fort de l’hystérie maccarthyste. Face aux procureurs de la Commission des Activités antiaméricaines qui l’interrogeront sur son passé communiste, acculé et n’arrivant pas à se dérober, il finira par livrer certains noms dont celui d’Abraham Polonsky, le réalisateur de L’Enfer de la corruption (Force of Evil/1948). Il sera pris de remords et regrettera son attitude toute sa vie.

(1) Dark City, le monde perdu du film noir d’Eddie Muller, éditions Rivages Écrits noirs, 2015, p. 305 


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