jeudi 4 novembre 2021

La gouvernante chez Alfred Hitchcock

 

Au bout de la 30e minute de Rebecca (Alfred Hitchcock, 1940), ce regard caméra permet d'introduire Mrs. Danvers (Judith Anderson), la gouvernante du luxueux château de Manderley, situé sur la côte de Cornouailles en Angleterre. Avec son visage austère, son air impénétrable et sinistre, ses deux nattes nouées sur la tête, son nez aquilin et ses yeux noirs qui semblent vous sonder dans ce que vous avez de plus intime, Mrs. Danvers donne à son personnage une dimension aussi glaçante que troublante. Son collet blanc orné d'un petit bijou tranche avec la longue robe noire qu'elle porte, alors qu'elle accueille Monsieur de Winter (Laurence Olivier) et sa nouvelle épouse, la seconde Madame de Winter (Joan Fontaine). À la tête de la nombreuse domesticité visible à l'arrière-plan, elle est la gardienne du château en l'absence de son propriétaire, l'intendante et la mémoire de ces lieux. Sortie de nulle part, comme si elle faisait corps avec la demeure, elle se fige devant le couple qui vient de faire son entrée dans un immense vestibule. Son allure hiératique, sa politesse extrême et son professionnalisme cachent mal l'immédiate détestation qu'elle éprouve pour la nouvelle maîtresse de maison, lui faisant bien comprendre qu'elle vient d'entrer dans un espace inhospitalier. Car cet espace, c'est celui de la première Madame de Winter décédée il y a peu. Mrs. Danvers était sa confidente et lui est restée fidèle et loyale au-delà de la mort, obsédée par son souvenir et l'intimité qu'elle a manifestement partagée avec elle. Dans le roman éponyme de Daphné du Maurier, l'écrivain avait suggéré une liaison entre les deux femmes et cet aspect du récit a été conservé par Hitchcock. Mais pour le moment, seule une menace latente s'exprime sur ce visage froid et distant, doublée d'une commination que la nouvelle Madame de Winter ne semble pas percevoir. Ce type de regard caméra transgressant le quatrième mur pour s'adresser directement au spectateur, se retrouve dans toute l'œuvre du cinéaste britannique: le regard incrédule de Barbara Hitchcock face à une simulation de strangulation  dans L'Inconnu du Nord-express (Strangers on a train, 1951), celui halluciné, en plein cauchemar, de James Stewart dans Sueurs froides (Vertigo, 1958), le regard effrayé de Cary Grant manquant de se faire écraser par un camion dans La Mort aux trousses (North by Northwest, 1958), celui, goguenard, de Janet Leigh au volant de sa voiture dans Psychose (Psycho, 1960), ou encore celui de Tippi Hedren, terrorisé par une attaque de volatiles dans les Oiseaux (The Birds, 1963), tous sont des moyens d'interpeller le spectateur, de le rendre captif et de le contraindre à observer et à être attentif. Mais dans Rebecca, c'est tout autant le regard en caméra subjective que porte, dans un champ-contrechamp à 180 degrés, Madame de Winter sur Mrs. Danvers, un regard plein d'appréhension et d'anxiété sur celle qui la considère déjà comme une intruse. Le rôle de Judith Anderson est à rebours de celui qu'elle tiendra dans Les Furies (The Furies, Anthony Mann, 1950), dans lequel elle incarnera, cette fois-ci, l'indésirable dans la demeure d'un autre seigneur et maître,T.C. Jeffords[1]. À l'instar d'une Agnes Moorehead, Judith Anderson a été souvent abonnée aux rôles de personnages antipathiques à la forte personnalité. Après l'immense succès de Rebecca, son visage et sa gestuelle sévères feront entre autres, les beaux jours de Crimes sans châtiment (Kings Row, Sam Wood, 1942) ou de Laura (Otto Preminger, 1944).  



[1] Voir la chronique Les ciseaux chez Anthony Mann




 

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