Au bout de la 30e minute de Rebecca (Alfred
Hitchcock, 1940), ce regard caméra permet d'introduire Mrs. Danvers (Judith Anderson),
la gouvernante du luxueux château de Manderley, situé sur la côte de
Cornouailles en Angleterre. Avec son visage austère, son air impénétrable et sinistre,
ses deux nattes nouées sur la tête, son nez aquilin et ses yeux noirs qui
semblent vous sonder dans ce que vous avez de plus intime, Mrs. Danvers donne à
son personnage une dimension aussi glaçante que troublante. Son collet blanc
orné d'un petit bijou tranche avec la longue robe noire qu'elle porte, alors
qu'elle accueille Monsieur de Winter (Laurence Olivier) et sa nouvelle épouse,
la seconde Madame de Winter (Joan Fontaine). À la tête de la nombreuse
domesticité visible à l'arrière-plan, elle est la gardienne du château en
l'absence de son propriétaire, l'intendante et la mémoire de ces lieux. Sortie
de nulle part, comme si elle faisait corps avec la demeure, elle se fige devant
le couple qui vient de faire son entrée dans un immense vestibule. Son allure
hiératique, sa politesse extrême et son professionnalisme cachent mal
l'immédiate détestation qu'elle éprouve pour la nouvelle maîtresse de maison,
lui faisant bien comprendre qu'elle vient d'entrer dans un espace inhospitalier.
Car cet espace, c'est celui de la première Madame de Winter décédée il y a peu.
Mrs. Danvers était sa confidente et lui est restée fidèle et loyale au-delà de
la mort, obsédée par son souvenir et l'intimité qu'elle a manifestement
partagée avec elle. Dans le roman éponyme de Daphné du Maurier, l'écrivain
avait suggéré une liaison entre les deux femmes et cet aspect du récit a été
conservé par Hitchcock. Mais pour le moment, seule une menace latente s'exprime
sur ce visage froid et distant, doublée d'une commination que la nouvelle
Madame de Winter ne semble pas percevoir. Ce type de regard caméra transgressant
le quatrième mur pour s'adresser directement au spectateur, se retrouve dans
toute l'œuvre du cinéaste britannique: le regard incrédule de Barbara Hitchcock
face à une simulation de strangulation dans L'Inconnu du Nord-express (Strangers
on a train, 1951), celui halluciné, en plein cauchemar, de James Stewart dans
Sueurs froides (Vertigo, 1958), le regard effrayé de Cary Grant
manquant de se faire écraser par un camion dans La Mort aux trousses (North
by Northwest, 1958), celui, goguenard, de Janet Leigh au volant de sa
voiture dans Psychose (Psycho, 1960), ou encore celui de Tippi
Hedren, terrorisé par une attaque de volatiles dans les Oiseaux (The
Birds, 1963), tous sont des moyens d'interpeller le spectateur, de le
rendre captif et de le contraindre à observer et à être attentif. Mais dans Rebecca,
c'est tout autant le regard en caméra subjective que porte, dans un
champ-contrechamp à 180 degrés, Madame de Winter sur Mrs. Danvers, un regard
plein d'appréhension et d'anxiété sur celle qui la considère déjà comme une
intruse. Le rôle de Judith Anderson est à rebours de celui qu'elle tiendra dans
Les Furies (The Furies, Anthony Mann, 1950), dans lequel elle
incarnera, cette fois-ci, l'indésirable dans la demeure d'un autre seigneur et
maître,T.C. Jeffords[1].
À l'instar d'une Agnes Moorehead, Judith Anderson a été souvent abonnée aux
rôles de personnages antipathiques à la forte personnalité. Après l'immense
succès de Rebecca, son visage et sa gestuelle sévères feront entre autres,
les beaux jours de Crimes sans châtiment (Kings Row, Sam Wood, 1942)
ou de Laura (Otto Preminger, 1944).
jeudi 4 novembre 2021
La gouvernante chez Alfred Hitchcock
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