Ayant tout perdu (travail et maison) à la suite de
la récession économique des années 2007-2009, Fern (Frances McDormand), veuve
depuis peu, décide de faire table rase de son passé pour se lancer, à bord d'un
camping-car aussi cabossé que sa vie, sur les routes des grands espaces de
l'Ouest américain, à la recherche d'un ailleurs qui s'apparente à une liberté sans
autres entraves que celles de faire réparer son véhicule et de l'alimenter en
essence. Dégagée ainsi de la plupart des contingences matérielles de la société
de consommation, elle multiplie les petits boulots au gré de sa nomadisation et
de son errance. À chacune de ses haltes, elle rencontre d'autres marginaux qui,
contraints ou non, sont comme elle des hommes et des femmes, souvent âgés, décrochés
du modèle américain. Elle s'est arrêtée
ici dans les Badlands du Dakota du Sud pour se promener dans ce paysage
si propice à la méditation et à l'échappée. Ces buttes d'argile érodées par le
temps et les précipitations, dépouillées de toute végétation, sont traversées par
tout un réseau de ravines sinueuses, profondes et étroites qu'emprunte Fern. Vêtue
d'une longue robe bleue toute simple et sans artifice décoratif, elle puise
dans ces « mauvaises terres » nées il y a soixante-quinze millions d'années,
une forme d'apaisement. Envoutée par ces vastes étendues aussi ridées que son
visage, Fern est ramenée à la modestie de sa condition humaine face à cette
histoire géologique qui la dépasse. Mais entre les mains de la réalisatrice
Chloé Zhao, bien plus qu'un élément naturel ou un simple décor, ce paysage
devient un personnage essentiel. Les Badlands sont tout autant un
territoire géographique, qu'une terre marquée par l'Histoire. Habitée il y a
cent cinquante ans par les Sioux Oglalas, cette région fut le témoin en 1890 de
l'une des dernière Ghost Dance[1]
et du massacre de Wounded Knee[2].
Que Chloé Zhao ait choisi de faire évoluer le personnage de Fern ici ne doit
rien au hasard puisqu'elle avait déjà, dans ses deux films précédents (Les
Chansons que mon frère m'a apprises/Songs My Brother Taught Me,
2015 et The Rider, 2017), placé sa caméra dans la réserve de Pine Ridge,
une réserve sioux localisée au sud des Badlands. Les fantômes de ces
premiers exclus de la société américaine hantent ce paysage pour accompagner
Fern dans sa trajectoire qui n'a certes pas le tragique de la destinée de cette
tribu indienne, mais qui lui permet de se réapproprier la mémoire de ceux qui
n'ont pas eu de place dans le monde nouveau qui s'annonçait après la fin de la
Frontière.[3]
Cette concordance parfaite du paysage avec son personnage renvoie au cinéma de
John Ford ou d'Anthony Mann, qui surent tous deux si bien montrer des espaces
influençant les comportements physiques et mentaux de leurs personnages. Par
contre, si la réalisatrice replace la trajectoire de Fern dans la mythologie du
road trip en faisant dire par sa sœur qu'elle incarne l'esprit pionnier
du XIXe siècle ayant permis de conquérir tout un continent, c'est ne pas dire
que ces colons, à la différence de Fern, avaient, mus par une destinée
manifeste[4],
un but, une terre à exploiter, des villes à créer, des routes à construire, un
rêve à réaliser. D'autres fantômes errent ainsi autour de Fern, ceux des
fermiers du Homestead Act[5],
cherchant avec difficulté à mettre en valeur les Badlands, ou leurs
héritiers chassés de ces terres dans les années 30 par des vagues de nuées de
sauterelles et jetés sur les routes en direction de la terre promise
californienne. Cette halte en ces lieux permet à Fern de retrouver les traces
de ce passé pour mieux repousser sa propre frontière intérieure et reprendre
cette route au petit matin. Encore et toujours la route, cette obsession
américaine émancipatrice, cette route souveraine et incertaine déroulant son
asphalte le plus souvent sous la forme d'un aller simple, cette route, enfin,
voyage intérieur et miroir de son identité....
[1]
La Danse des Esprits est un mouvement religieux né en 1889 à la suite d'une
vision du Paiute Wovoka et destiné à rétablir le monde indien d'avant la
colonisation.
[2]
Le 29 décembre 1890, le 7e régiment de cavalerie massacre entre 150
et 300 Lakotas Minneconjous dans la partie sud des Badlands.
[3] Ligne
mouvante marquant la limite entre le monde «civilisé» et le monde «sauvage».
[4]
Expression apparue en 1845 selon laquelle la nation américaine aurait pour
mission divine de coloniser l'ouest du continent.
[5]
Loi signée en 1862 par Abraham Lincoln permettant à chaque famille d'exploiter
pendant cinq ans une terre (65 ha au maximum) avant d'en devenir propriétaire.
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