jeudi 6 janvier 2022

Les soldats perdus chez Francis Ford Coppola

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Dans Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979), la remontée de la rivière Nung par le capitaine Benjamin Willard (Martin Sheen) avec la mission d'assassiner le colonel Kurtz (Marlon Brando), ancien Béret Vert transformé en tueur impitoyable et en autocrate incontrôlable, se transforme progressivement mais inexorablement en descente aux enfers. Du Vietnam au Cambodge, où Kurtz, à la tête d'une armée de sauvages sanguinaires, a établi son fief, Willard est confronté à la folie et à la confusion de la guerre. Du lieutenant-colonel Kilgore (Robert Duvall), un passionné de surf prêt à tout pour pratiquer son sport même au cœur des affrontements, au colonel Kurtz, véritable démiurge régnant en satrape sanglant au fin fond de la jungle cambodgienne, en passant par les soldats français découverts dans une plantation rescapée de la guerre d'Indochine, tous ne sont que des aberrations, des produits d'une paranoïa individuelle et collective engluée dans le chaos de la guerre du Vietnam. Le soldat Roach (Herb Rice, photogramme 1) et le capitaine Richard Colby (Scott Glenn, photogramme 2) n'échappent pas à cette logique de destruction et de perdition. Le premier est rencontré nuitamment par Willard au cours d'une halte effectuée au pont de Do Lung, dernier avant-poste des troupes américaines face à celles du Viêt-cong, avant le Cambodge. Bardé d'un casque qui a manifestement beaucoup souffert, les pommettes marquées par deux bandes noires horizontales comme autant de peintures de guerre, sous des yeux fixes et sans émotion, Roach a l'allure de celui qui vient de subir un électrochoc sous acide. Avec son collier décoré de griffes et son fusil lance-grenades, il allie le primitivisme à la technologie du XXe siècle. « Au cœur des ténèbres[1] », dans la tranchée qu'il parcourt d'un pas lent, il parle d'une voix monocorde, alors que tout autour de lui, les cris, les explosions et les rafales de mitrailleuses tranchent la chaleur moite de la jungle du sud-est asiatique. Son regard perdu dans un lointain accessible de lui seul s'apparente au visage de celui qui en a trop vu, de celui qui est revenu de tout, désabusé et indifférent au tumulte environnant.  Le deuxième soldat est encore plus troublant et plus inquiétant. Parvenu au faîte de son itinéraire et de sa mission, au beau milieu du « royaume » de Kurtz, cerné par des cadavres suppliciés ou des têtes fichées sur des pieux, Willard se retrouve face au capitaine Richard Colby qui avait été avant lui chargé d'exécuter Kurtz. Celui qui avait envoyé à sa femme un message, intercepté par l'armée, un message halluciné lui demandant de vendre sa maison, sa voiture, ses enfants et de ne plus compter sur son retour, n'est plus que l'ombre de ce qu'il a été. Totalement silencieux et immobile, fixant Willard de ses yeux morts, et arborant les mêmes peintures de guerre que Roach, il porte toujours un béret vert attestant de son passé de soldat d'élite. Le torse nu, orné d'une cartouchière portée en bandoulière, et sa main droite couverte de sang caressant le canon de son fusil-mitrailleur auquel est accroché un scalp attestent de son ralliement à Kurtz et de son intimité avec la sauvagerie la plus archaïque. Coppola nous dit peu de choses sur lui, mais le hors-champ fonctionne de manière démultipliée: la mission de Colby s'est transformée, au contact de Kurtz, en une fascination morbide pour le despote et a très probablement permis son endoctrinement puis son retournement. Totalement identifié à son seigneur et maître, il hante cette jungle transformée en pandémonium où la violence et la mort sont l'alpha et l'oméga de la condition humaine. Le choix fantasmagorique de l'arrière-plan monochrome orangé organise un brouillard semblant avoir craché, tout autour de Colby, une multitude d'hommes menaçants, à demi-nus, armés de lances et de sagaies. Roach et Colby sont deux figurations de la mort, sculptées dans un cauchemar sans fin, deux soldats perdus, brisés de l'intérieur, ayant rompu les liens qu'ils avaient avec les autres, mais aussi avec eux-mêmes, pour plonger dans l'indifférence et la démence, et devenir des bêtes de guerre. Ayant dépassé leur point de rupture pour un voyage sans retour, ils ont été éveillés par la guerre à leurs instincts de férocité et d'inhumanité endormis, en autant de métastases rampantes. Coppola donne à cette plongée dans l'horreur une dimension métaphysique qui, dans les profondeurs de cette jungle, amplifie ce processus de dépossession d'eux-mêmes et cette révélation de la part sombre de l'humanité.  



[1] Au cœur des ténèbres, de Joseph Conrad, Éditions Gallimard, 1925. Cette nouvelle a inspiré le scénario d'Apocalypse Now, rédigé par John Milius et Francis Ford Coppola. 




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