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Dans
Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979), la remontée de la rivière
Nung par le capitaine Benjamin Willard (Martin Sheen) avec la mission d'assassiner le colonel Kurtz (Marlon Brando), ancien Béret Vert transformé
en tueur impitoyable et en autocrate incontrôlable, se transforme
progressivement mais inexorablement en descente aux enfers. Du Vietnam au
Cambodge, où Kurtz, à la tête d'une armée de sauvages sanguinaires, a établi
son fief, Willard est confronté à la folie et à la confusion de la guerre. Du
lieutenant-colonel Kilgore (Robert Duvall), un passionné de surf prêt à tout
pour pratiquer son sport même au cœur des affrontements, au colonel Kurtz,
véritable démiurge régnant en satrape sanglant au fin fond de la jungle
cambodgienne, en passant par les soldats français découverts dans une
plantation rescapée de la guerre d'Indochine, tous ne sont que des aberrations,
des produits d'une paranoïa individuelle et collective engluée dans le chaos de
la guerre du Vietnam. Le soldat Roach (Herb Rice, photogramme 1) et le capitaine
Richard Colby (Scott Glenn, photogramme 2) n'échappent pas à cette logique de
destruction et de perdition. Le premier est rencontré nuitamment par Willard au
cours d'une halte effectuée au pont de Do Lung, dernier avant-poste des troupes
américaines face à celles du Viêt-cong, avant le Cambodge. Bardé d'un casque
qui a manifestement beaucoup souffert, les pommettes marquées par deux bandes
noires horizontales comme autant de peintures de guerre, sous des yeux fixes et
sans émotion, Roach a l'allure de celui qui vient de subir un électrochoc sous
acide. Avec son collier décoré de griffes et son fusil lance-grenades, il allie
le primitivisme à la technologie du XXe siècle. « Au cœur des ténèbres[1]
», dans la tranchée qu'il parcourt d'un pas lent, il parle d'une voix monocorde,
alors que tout autour de lui, les cris, les explosions et les rafales de
mitrailleuses tranchent la chaleur moite de la jungle du sud-est asiatique. Son
regard perdu dans un lointain accessible de lui seul s'apparente au visage de
celui qui en a trop vu, de celui qui est revenu de tout, désabusé et
indifférent au tumulte environnant. Le
deuxième soldat est encore plus troublant et plus inquiétant. Parvenu au faîte de
son itinéraire et de sa mission, au beau milieu du « royaume » de Kurtz, cerné
par des cadavres suppliciés ou des têtes fichées sur des pieux, Willard se
retrouve face au capitaine Richard Colby qui avait été avant lui chargé
d'exécuter Kurtz. Celui qui avait envoyé à sa femme un message, intercepté par
l'armée, un message halluciné lui demandant de vendre sa maison, sa voiture, ses
enfants et de ne plus compter sur son retour, n'est plus que l'ombre de ce
qu'il a été. Totalement silencieux et immobile, fixant Willard de ses yeux
morts, et arborant les mêmes peintures de guerre que Roach, il porte toujours
un béret vert attestant de son passé de soldat d'élite. Le torse nu, orné d'une
cartouchière portée en bandoulière, et sa main droite couverte de sang
caressant le canon de son fusil-mitrailleur auquel est accroché un scalp attestent
de son ralliement à Kurtz et de son intimité avec la sauvagerie la plus archaïque.
Coppola nous dit peu de choses sur lui, mais le hors-champ fonctionne de
manière démultipliée: la mission de Colby s'est transformée, au contact de Kurtz,
en une fascination morbide pour le despote et a très probablement permis son endoctrinement
puis son retournement. Totalement identifié à son seigneur et maître, il hante cette
jungle transformée en pandémonium où la violence et la mort sont l'alpha et
l'oméga de la condition humaine. Le choix fantasmagorique de l'arrière-plan
monochrome orangé organise un brouillard semblant avoir craché, tout autour de
Colby, une multitude d'hommes menaçants, à demi-nus, armés de lances et de
sagaies. Roach et Colby sont deux figurations de la mort, sculptées dans un
cauchemar sans fin, deux soldats perdus, brisés de l'intérieur, ayant rompu les
liens qu'ils avaient avec les autres, mais aussi avec eux-mêmes, pour plonger
dans l'indifférence et la démence, et devenir des bêtes de guerre. Ayant
dépassé leur point de rupture pour un voyage sans retour, ils ont été éveillés
par la guerre à leurs instincts de férocité et d'inhumanité endormis, en autant
de métastases rampantes. Coppola donne à cette plongée dans l'horreur une
dimension métaphysique qui, dans les profondeurs de cette jungle, amplifie ce processus
de dépossession d'eux-mêmes et cette révélation de la part sombre de
l'humanité.
[1] Au cœur des ténèbres, de Joseph Conrad, Éditions Gallimard, 1925. Cette nouvelle a inspiré le scénario d'Apocalypse Now, rédigé par John Milius et Francis Ford Coppola.
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