mercredi 26 janvier 2022

La paranoïa chez Richard Fleischer



Dans un split screen qui divise le cadre en six fragments de taille différente mais au contenu complémentaire, quatre d'entre eux détaillent en gros plan des mains mettant un couteau dans un sac à main ou s'emparant d'une paire de ciseaux ou glissant un couteau sous un oreiller ou sortant un marteau d'un tiroir. Le cinquième nous montre un chien intimidant, couché auprès de sa maîtresse endormie et au milieu de ce tableau, dans l'entrebâillement d'une porte barrée par une chaîne de sécurité, se découpe un visage inquiet de femme. Ce dernier fragment sert de pivot à l'ensemble pour fractionner, sectionner ce dernier, dans le sens de la largeur, en deux parties égales. En dépit de cette division complexe, il n'y a aucune rupture par rapport au sentiment généré, un sentiment encore alourdi par l'absence de dialogues, dégageant une atmosphère oppressante, une terreur sourde. La mise en scène de Fleischer, organisée à l'extrême, suffit à installer le spectateur dans un climat de peur et de paranoïa. Si toutes ces femmes tentent de se protéger en multipliant leurs précautions, c'est parce qu'au-dehors, dans la ville de Boston transformée en nouvelle Babylone, un tueur étrangle des femmes isolées, en toute impunité pour le moment. La peur s'empare de l'espace en le saturant pour mieux se répandre dans toute la ville. À l'opposé d'un artifice technique, le split screen permet de démultiplier la menace et surtout de faire prendre conscience et ce, de manière simultanée, que toutes les femmes sont en danger de mort, que le mal est omniprésent, qu'il peut surgir à n'importe quel moment, n'importe où. Et c'est bien le point de vue de ces victimes potentielles qui est privilégié ici, à l'exception du fragment central qui, en caméra subjective, peut suggérer que le tueur est déjà sur le point de commettre un nouveau forfait. Mais ici, ce visage est aussi désigné à notre attention, à notre inquiétude pour mieux encourager l'identification à ce personnage. Plus encore, le split screen nous place en position dominante avec ce don d'ubiquité qui transgresse toutes les règles de la normalité, mais qui nous interpelle sur les questions de champ, de montage et de point de vue: la matière même du cinéma. Nos yeux sont partout, balayant tout l'écran, passant d'un fragment à un autre pour synthétiser le cauchemar en cours. Aussi ancien que le cinéma lui-même, le split screen est une technique, contournant le montage alterné, qui trouve son apogée en 1968 dans ce film, L'Étrangleur de Boston (The Boston Strangler, Richard Fleischer) mais aussi, la même année, dans l'Affaire Thomas Crown (The Thomas Crown Affair, Norman Jewison). Aux côtés de Brian de Palma qui en fera une véritable signature en lui donnant une dimension obsessionnelle, Richard Fleischer utilisera une nouvelle fois le split screen dans le prologue de Soleil vert (Soylent Green, 1972) pour juxtaposer, dans un montage de plus en plus frénétique, des images décrivant le déclin de la civilisation occidentale et la marche forcée de notre société industrielle vers un monde dans lequel l'homme n'a plus sa place. De la ville gangrenée par le mal à la dystopie, il n'y a qu'un pas.




Aucun commentaire:

Publier un commentaire