Dans un split screen qui divise le cadre en six
fragments de taille différente mais au contenu complémentaire, quatre d'entre eux
détaillent en gros plan des mains mettant un couteau dans un sac à main ou s'emparant
d'une paire de ciseaux ou glissant un couteau sous un oreiller ou sortant un
marteau d'un tiroir. Le cinquième nous montre un chien intimidant, couché auprès
de sa maîtresse endormie et au milieu de ce tableau, dans l'entrebâillement
d'une porte barrée par une chaîne de sécurité, se découpe un visage inquiet de
femme. Ce dernier fragment sert de pivot à l'ensemble pour fractionner, sectionner
ce dernier, dans le sens de la largeur, en deux parties égales. En dépit de cette
division complexe, il n'y a aucune rupture par rapport au sentiment généré, un sentiment
encore alourdi par l'absence de dialogues, dégageant une atmosphère oppressante,
une terreur sourde. La mise en scène de Fleischer, organisée à l'extrême,
suffit à installer le spectateur dans un climat de peur et de paranoïa. Si
toutes ces femmes tentent de se protéger en multipliant leurs précautions, c'est
parce qu'au-dehors, dans la ville de Boston transformée en nouvelle Babylone, un
tueur étrangle des femmes isolées, en toute impunité pour le moment. La peur
s'empare de l'espace en le saturant pour mieux se répandre dans toute la ville.
À l'opposé d'un artifice technique, le split screen permet de démultiplier la
menace et surtout de faire prendre conscience et ce, de manière simultanée,
que toutes les femmes sont en danger de mort, que le mal est omniprésent, qu'il
peut surgir à n'importe quel moment, n'importe où. Et c'est bien le point de
vue de ces victimes potentielles qui est privilégié ici, à l'exception du
fragment central qui, en caméra subjective, peut suggérer que le tueur est déjà
sur le point de commettre un nouveau forfait. Mais ici, ce visage est aussi
désigné à notre attention, à notre inquiétude pour mieux encourager
l'identification à ce personnage. Plus encore, le split screen nous place en
position dominante avec ce don d'ubiquité qui transgresse toutes les règles de
la normalité, mais qui nous interpelle sur les questions de champ, de montage
et de point de vue: la matière même du cinéma. Nos yeux sont partout, balayant
tout l'écran, passant d'un fragment à un autre pour synthétiser le cauchemar en
cours. Aussi ancien que le cinéma lui-même, le split screen est une technique,
contournant le montage alterné, qui trouve son apogée en 1968 dans ce film, L'Étrangleur
de Boston (The Boston Strangler, Richard Fleischer) mais
aussi, la même année, dans l'Affaire Thomas Crown (The Thomas Crown
Affair, Norman Jewison). Aux côtés de Brian de Palma qui en fera une véritable
signature en lui donnant une dimension obsessionnelle, Richard Fleischer utilisera
une nouvelle fois le split screen dans le prologue de Soleil vert (Soylent
Green, 1972) pour juxtaposer, dans un montage de plus en plus frénétique, des
images décrivant le déclin de la civilisation occidentale et la marche forcée de
notre société industrielle vers un monde dans lequel l'homme n'a plus sa place.
De la ville gangrenée par le mal à la dystopie, il n'y a qu'un pas.
mercredi 26 janvier 2022
La paranoïa chez Richard Fleischer
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