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vendredi 31 décembre 2021
La confusion chez Sam Peckinpah
mardi 21 décembre 2021
Le baiser de la mort chez Guillermo del Toro
Du premier au dernier plan, Nightmare Alley
(Guillermo del Toro, 2021) exsude l'essence même du film noir, celle qui fait de
la cupidité, de la fatalité, de la prédestination et du crime, un condensé de
la tragédie humaine. Le réalisateur mexicain met en scène à la fin des années
30, dans des États-Unis qui peinent à retrouver leur lustre d'avant la Grande
Dépression, un trio infernal composé d'un escroc, Stanton Carlisle (Bradley
Cooper), prétendant être un mentaliste capable de lire dans les pensées et de parler
aux morts, bonimenteur d'estrade de cirque d'abord, puis de night-clubs chics
de la société de Chicago, d'une assistante enamourée et dévouée Molly (Rooney
Mara), et d'une psychiatre, le Docteur Lilith Ritter (Cate Blanchett), aussi
machiavélique que manipulatrice, rencontrée au cours d'une séance de spiritisme.
Dotée de l'intelligence froide de la femme fatale qui suggère l'ambition et
l'absence d'état d'âme, elle a juré la perte de Stanton non par jalousie ou à
cause de l'argent, mais en raison de sa volonté de détruire celui qui finit par
se prendre à son propre jeu en pensant pouvoir lui disputer le monopole du ça
freudien[1].
Un choc d'hubris en somme, une rivalité de compétiteurs aussi vénéneux l'un que
l'autre. En face d'elle, Stanton, aigrefin sans scrupules, doté d'une arrogance
démesurée, exploitant la crédulité d'un public dont il soutire des sommes énormes,
est en fait aveuglé par son obsession de réussir à tout prix et de donner au
rêve américain, même en le pervertissant, toute sa mesure. Ce couple infernal
se retrouve dans le cabinet de consultation de Lilith (voir photogramme). La
caméra en contreplongée, l'arrière-plan flou permettant d'orienter les regards
sur elle, et la place centrale qu'elle tient dans le cadre donnent à Lilith une
allure menaçante et dominante. Penchée sur le charlatan[2],
dans une posture qui tient plus de l'affrontement que d'un élan passionnel, elle
tient la tête de Stanton entre ses mains, comme une mante religieuse,
s'apprêtant à lui donner le baiser de la mort. Ses cheveux blonds encadrent un
visage qui exprime l'intimidation, ses lèvres serrées maquillées de rouge, un
rouge aussi sanglant que l'itinéraire que va emprunter Stanton, suggèrent la
dureté de ses sentiments. La coupe élégante de ses vêtements et son collier
trois tours dénotent une sophistication de l'apparence mais aussi une aisance
sociale doublée d'une assurance décomplexée. Leurs corps se frôlent mais la
dynamique du mouvement n'est pas la même: tout le corps de Stanton est passif
et semble basculer hors du cadre, au bord du gouffre, alors que celui de Lilith
imprime une tension et une pression qui soulignent bien la prédatrice en elle et
le pouvoir qu'elle a sur lui. Si Stanton a bien conscience qu'il a trouvé dans
Lilith son double, il ne s'aperçoit pas en revanche qu'il en est le jouet,
qu'il est manipulé autant par la psychiatre que piégé par un destin empoisonné,
parce que dans ce dédale de mensonges, de faux-semblants et d'hypocrisie, seule
la fin justifie les moyens. Dans la Bible, Lilith est un démon féminin, une
créature de la nuit, un spectre. L'analogie métaphorique bien réelle avec la
psychiatre peut aussi renvoyer à l'univers de Guillermo del Toro et à sa
représentation de la monstruosité. Du fantôme d'un enfant mort (L'Échine du
diable/El Espinazio del diablo, 2001) à un humanoïde amphibien (La
Forme de l'eau/The Shape of Water, 2017) en passant par un faune
mi-homme, mi-bouc (Le Labyrinthe de Pan/El Labirento del fauno,
2006), les créatures étranges et fantastiques qui peuplent son cinéma se
révèlent au final toujours protectrices et/ou victimes face à la cruauté du monde
et des hommes. Car pour del Toro, c'est bien la laideur des êtres humains qui
crée la monstruosité. Dans Nightmare Alley, Lilith et Stanton ne font
pas exception.
vendredi 17 décembre 2021
Le xénomorphe chez Jean-Pierre Jeunet
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Manifestement aussi à l'aise dans ses déplacements dans
les coursives des astronefs que dans leurs compartiments inondés, le très
célèbre xénomorphe montre une fois encore toute son adaptabilité face aux défis
qui lui sont posés par des équipages plus ou moins désorientés qui ne cessent
de se trouver sur sa route. Dans l'opus 4 de la série, Alien: la
Résurrection (Alien: Resurrection, Jean-Pierre Jeunet, 1997), le lieutenant
Ripley (ou plutôt son clone[1])
et son équipage tentent – comme ils en ont l'habitude désormais – de fuir ce
prédateur ultime tout en cherchant le meilleur moyen pour le détruire[2].
Une fois n'est pas coutume, Ripley et
ses compagnons viennent de plonger dans la partie inférieure inondée du
vaisseau spatial Auriga en détresse pour rejoindre un ascenseur qui devrait
leur permettre de gagner un pont supérieur. Tout en nageant, en se retournant
de temps à autre pour scruter leurs arrières, inquiets, ils progressent au
milieu des restes de ce qui fut une cuisine (photogramme 1): assiettes,
plateaux, mobilier renversé, tout cela git sur le sol ou flotte dans ce milieu
liquide coloré de bleu, que réverbère à peine la lumière de quelques néons
encore miraculeusement allumés (photogramme 3). Mais leurs regards se figent soudainement
en voyant, surgissant de la semi-obscurité aqueuse, deux aliens se diriger vers
eux, lancés comme des torpilles, les membres bien alignés contre leurs corps, propulsés
par leurs queues puissantes (photogramme 2).
L'irruption vient toujours de l'obscurité et le xénomorphe n'a pas son
pareil pour apparaître dans son élément à tout instant. Si l'alien se déplace
habituellement sur ses quatre membres, la structure confinée des vaisseaux
spatiaux ne lui laisse guère d'espace pour tester sur une longue distance ses
capacités de vélocité, alors même qu'il est doté d'un vrai talent d'acrobate puisqu'il
est capable de grimper aux murs ou de s'accrocher aux plafonds. Très à l'aise
dans les moindres recoins des coursives obscures où son immobilisme est
inversement proportionnel à la soudaineté de son attaque, il est aussi doté
d'homotypie, se confondant avec son environnement et particulièrement avec les
conduits de ventilation. Aussi ne pouvait-il être que totalement ravi et à
l'aise dans ce monde sous-marin dans lequel il s'avère être un redoutable nageur,
extrêmement mobile, capable de respirer l'oxygène dissout dans l'eau et de se
mouvoir cette fois-ci sans grande discrétion, heureux de traquer Ripley, sa
meilleure ennemie. Le monstre est désormais proche (photogramme 3). La
morphologie biomécanique de cet exterminateur implacable composée d'une tête en
forme de dôme, aussi lisse que du verglas, d'une mâchoire d'acier prête à s'ouvrir
et d'un corps humanoïde doté dans son dos de quatre appendices en forme de
tuyaux, sans parler de sa longue queue déjà citée, est encore plus terrifiante
sous l'eau en raison de la fragilité des fuyards qui ne sont pas, eux, dans
leur élément naturel. Ralentissant sa course, se repliant sur elle-même, et mue
par un instinct féroce, cette masse noire occupe le tiers droit du cadre laissant
ainsi assez d'espace à gauche pour lui permettre de se projeter sur sa victime.
En dépit du lieu, l'alien ne tue pas pour se nourrir, mais chasse toute forme
vivante, autre que la sienne, pour s'en servir comme hôte et permettre ainsi
d'assurer sa reproduction. Sous l'eau, alors que les sons sont atténués, la
terreur apparaît encore plus inexprimable et redouble davantage encore la
citation du premier opus de Ridley Scott, « Dans l'espace personne ne vous
entendra crier ».
[1]
Ripley s'est suicidée à la fin d'Alien
3 (David Fincher, 1992), pour tuer l'alien qu'elle portait en elle. Des
scientifiques décident de la cloner à partir d'échantillons de son ADN pour
récupérer le xénomorphe.
[2] C'est le canevas immuable de toute la
série mais dont la matrice (Alien, Ridley Scott, 1979) reste
indépassable.
dimanche 12 décembre 2021
L'hôpital pour vétérans chez Hal Ashby et Robert Zemeckis
2
[1]
Le Vietnam,
un cinéma de l'apocalypse de Laurent Tessier, Éditions du cerf,
2009, p.92.
[2]
Comme Nick (Christopher Walken) dans Voyage
au bout de l'enfer (The Deer Hunter) de Michael Cimino sorti la même
année que Retour.
[3]
Oliver Stone plantera le dernier clou
du cercueil en décrivant dans Né un 4 juillet (Born on the Fourth of
July, 1989) un hôpital pour vétérans encore plus sordide.
[4]
Fire in the
Lake: The Vietnamese and the Americans in Vietnam de
Frances Fitzgerald, Back Bay Publishing, 1972 cité dans Hollywood-Vietnam,
la guerre du Vietnam dans le cinéma américain: mythes et réalités de André
Muraire, Michel Houdiard Éditeur, 2010.
mercredi 8 décembre 2021
Le dissident chez Milos Forman
Tout le cinéma de Milos Forman est subordonné à la
figure du dissident. Que celui-ci ait les traits de R.P. McMurphy (Jack
Nicholson dans Vol au-dessus d'un nid de coucou, 1975), du hippie George
Berger (Treat Williams dans Hair, 1979), de Mozart (Tom Hulce dans Amadeus,
1984) ou encore de Larry Flynt (Woody Harrelson dans Larry Flynt, 1996),
tous se heurtent aux institutions, rejettent la norme et les règles pour apparaître
rebelles et insoumis aux yeux de tous les pouvoirs. Dans Ragtime (1981),
une fresque sociale sans concession des Etats-Unis à la veille de la Première
Guerre mondiale, Coalhouse Walker Jr (Howard E. Rollins Jr.) est de cette
trempe. Pianiste afro-américain de ragtime talentueux et ambitieux,
propriétaire d'une Ford T flambant neuve comme preuve de sa bonne fortune
professionnelle et sociale, il n'est pas à l'abri des discriminations et des humiliations
perpétrées contre lui par des Blancs ne supportant visiblement pas cette
réussite matérielle[1].
Victime d'un acte raciste[2],
il cherche en vain à obtenir réparation par tous les moyens légaux. Devant la
mauvaise volonté de la justice et de la police, il finit par basculer dans la
violence en posant des bombes dans les casernes de pompiers environnantes. Exigeant
qu'on lui remette le responsable qui a saccagé sa voiture, il prend, avec
quelques complices, le contrôle de la bibliothèque J.P. Morgan à Manhattan. Rapidement
encerclés par la police, cet immeuble et ses occupants vont ordonner le récit, puisque
le pianiste menace de tout faire sauter si justice n'est pas rendue. Dans ces
revendications, ce qui peut apparaître dérisoire et superfétatoire n'est que la
matérialisation de la dignité et de la morale qui lui sont refusées. Le cadrage
du plan et la position des personnages construisent une diagonale entre un
tireur armé d'un fusil à lunette et sa victime qui demeure le point focal du
plan, à partir duquel tout s'organise. La caméra est positionnée en légère
plongée dans l'une des pièces d'un immeuble situé de l'autre côté de la rue, dans
le dos des policiers à l'affût, aussi près que possible de la tragédie en cours.
La mise au point est faite sur Walker Jr. alors que le premier plan reste flou.
À l'arrière-plan donc, encadré par deux colonnes en marbre et éclairé par un
projecteur braqué sur lui, le musicien descend les marches de l'entrée principale,
les mains levées, ayant choisi de se rendre en échange de la fuite de ses
compagnons. Au premier plan à gauche, un policier le tient dans sa ligne de mire
et à droite se trouve Waldo Rheinlander (James Cagney), le commissaire de
police qui donnera l'ordre, dans quelques secondes, d'abattre sans sommation un
homme en train de se rendre. Le réalisateur « oswaldise »[3]
le tireur dans cette position caractéristique, en surplomb et à faible distance
de la cible. Cet assassinat dévoile l'envers d'une Amérique qui, au-delà de la
Belle Époque et de son cortège d'optimisme et de confiance dans l'avenir, révèle
en fait les tares inséparables mais contradictoires de son histoire qui se veut
empreinte de liberté, de vertu et d'opportunités: violence raciale, brutalité des
autorités envers les minorités, discours laudateurs sur la démocratie alors que
les remugles de l'esclavage ne se sont toujours pas évaporés. Dans Ragtime,
et de la même façon que Michael Cimino dans La Porte du paradis (Heaven's
Gate, 1980), Forman filme cette possibilité d'émancipation sociale vite
avortée pour nous dire que l'égalité et la justice ne sont pas pour tous au
pays de l'Oncle Sam. Malheur à celui qui osera se dresser contre ce catéchisme
sacré, contre ce rêve américain qui ne souffre aucun affront, aucune
profanation. Chez Forman, la dissidence se paie toujours au prix fort. La quête
de justice et la rébellion de Coalhouse Walker Jr. ne pouvaient que passionner un
Milos Forman ayant perdu très jeune son père à Buchenwald et sa mère à
Auschwitz et auteur d'une œuvre très satirique vis-à-vis du régime communiste dans
sa Tchécoslovaquie natale (Au feu les pompiers, 1967). Présent à Paris
au moment de la répression du Printemps de Prague par les chars du Pacte de
Varsovie, le réalisateur part pour les États-Unis en 1969 poursuivre sa
carrière dans un pays qu'il saura, en tant qu'humaniste pessimiste et sans
militantisme, ni idéologie, diagnostiquer les failles.
[1]
Rétrospectivement, on ne peut
s'empêcher de penser au massacre de Tulsa en Oklahoma (1921) au cours duquel
une horde de Blancs, secondée par la police, la Garde nationale et l'aviation détruisit
un quartier noir réputé pour sa réussite économique.
[2]
Bloquée volontairement par deux
camions de pompiers, sa voiture est immobilisée au milieu d'une rue. Refusant
de payer une taxe pour sortir de cette situation, il cherche en vain l'aide de
la police et finit par retrouver sa voiture saccagée et souillée par les
pompiers.
[3]
Cette image d'un tireur armé d'un
fusil à lunettes renvoie à tous les films faisant après 1963 directement ou
indirectement allusion à l'assassinat de J.F. Kennedy.
samedi 4 décembre 2021
La villa chez Polanski
2
3
[1]
Roman Polanski, ne pouvant se rendre
aux États-Unis depuis la fin des années 70 suite à ses déboires avec la justice
américaine, choisit de filmer sur deux îles allemandes de la mer du Nord et une
île danoise de la mer des Wadden. La mystification est totale.
[2]
Adam Lang fait inévitablement penser
à Tony Blair et à son tropisme américain pendant la guerre en Irak (2003).
[3] Adam Lang est bloqué aux États-Unis alors
que Roman Polanski est assigné à résidence dans son chalet à Gstaad (Suisse)
suite aux rebondissements judiciaires liés aux accusations de viol de 1977 portées
contre lui par la justice américaine.
dimanche 21 novembre 2021
Le miroir chez Vincente Minnelli
Dans
ce photogramme extrait de Madame Bovary (Vincente Minnelli, 1949), Emma
Bovary (Jennifer Jones) et son amant Léon Dupuis (Christopher Kent) sont
enlacés dans une chambre d'hôtel de Rouen. Profondément insatisfaite de la vie
qu'elle mène depuis son mariage avec un médecin de campagne Charles Bovary (Van
Heflin), une vie faite de routine, d'espérances déçues et d'horizons anonymes, Emma
s'est depuis jetée dans l'extase des relations amoureuses, ivre de quadrilles,
de bals, de volupté, de parfums subtils, mais surtout ivre de cette liberté rebelle
que les conventions sociales du temps condamnent et que la morale réprouve. Aspirant
au luxe et à la richesse, elle rejette le monde provincial et rural étriqué
d'Yonville, un petit bourg perdu de Normandie dans lequel elle se sent prisonnière,
pour vivre un ailleurs qu'elle imagine aussi foudroyant que romanesque. De
passage à Rouen pour aller à l'opéra, et alors que son mari est reparti voir
ses patients, elle reste en ville pour retrouver celui qui avait, quelques
années auparavant, réprimé à son égard un sentiment amoureux, par ailleurs partagé.
Seuls dans cette chambre, à l'insu de tous les regards – excepté du nôtre – et
de manière instinctive, Emma et Léon s'abandonnent dans une étreinte frémissante
pour laisser libre cours à leurs passions et à leurs désirs. En tenues de
soirée, elle porte une robe bouffante blanche et lui une cape noire enveloppant
Emma, assortie d'une large écharpe autour du cou, comme pour fêter à la hauteur
de leurs espérances leurs retrouvailles intimes. Mais le panoramique
droite-gauche qu'effectue lentement la caméra de Vincente Minnelli pour fixer
dans un miroir ébréché l'image de ce couple, contredit leur élan amoureux. Le
reflet projeté d'Emma n'est plus celui de la femme narcissique d'autrefois, assaillie
de soupirants n'ayant d'yeux que pour elle, au cours du bal organisé par le
marquis d'Andervilliers, mais celle d'une antihéroïne tragique condamnée à
l'échec. La diagonale formée par la brisure du miroir scinde le couple en deux tout
autant pour mieux préfigurer l'impossible rêve d'absolu qu'Emma recherche entre
les bras de Léon, que pour souligner également sa fêlure interne, son
déchirement et ses contradictions irrémissibles entre ses lectures mondaines et
romantiques et son absence de lucidité sur la réalité et les hommes qui
l'entourent. Ainsi, personnage condamné à la clandestinité, Emma Bovary porte-t-elle
une robe de gala dans la chambre défraîchie d'un hôtel indigent, sans se rendre
compte de l'antinomie que son rendez-vous galant dans un tel cadre peut générer
de souffrance pour celle qui se rêve en princesse. Comme dans Les Ensorcelés
(The Bad and the Beautiful, 1952) ou La Vie passionnée de Vincent van
Gogh (Lust for Life, 1956), l'art de Vincente Minnelli consiste à mettre
à nu les passions humaines jusqu'à l'égarement et l'hypertrophie. Le personnage
du roman de Gustave Flaubert ne pouvait que rencontrer l'enthousiasme du
réalisateur convaincu que « le mal-être de ceux qui rejettent le moule que
veut leur imposer la société »[1]
ne peut être qu'universel.
[1] À la porte du
paradis, cent ans de cinéma américain/Cinquante-huit cinéastes de
Michael Henry Wilson, Armand Colin, p.246
mardi 16 novembre 2021
L'arrivisme chez Billy Wilder
2
[1] Voir la chronique Le cynisme et la
veulerie chez Alexander Mackendrick
jeudi 11 novembre 2021
Les Grands Anciens chez Frank Darabont
À l'instar de John Carpenter[1],
la terreur chez Frank Darabont est toujours tapie dans le brouillard. Dans Brume
(The Mist, 2007), à la suite d'un très violent orage, Bridgton, une
petite ville du Maine[2],
est enveloppée par un brouillard épais qui s'étend en rampant au ras du sol. Cernés
par cette brume aussi singulière qu'inquiétante, des citadins se retrouvent confinés
dans un centre commercial, et bientôt terrorisés lorsqu'ils comprennent qu'à
l'extérieur sont embusquées des créatures monstrueuses venues d'une autre
dimension. Le film bascule alors dans un univers particulièrement anxiogène et
directement inspiré par l'univers du maître de Providence[3],
Howard Phillips Lovecraft. Dans son œuvre, la notion d'horreur cosmique repose sur
une peur archaïque provoquée par un mystère dont les implications associent
autant une menace physique pour l'homme qu'une remise en question des
certitudes qu'il peut avoir sur le monde qui l'entoure. L'expression de cette
angoisse existentielle se retrouve dans la création la plus lovecraftienne qui
soit, le mythe de Cthulhu, qui affirme l'existence dans les coins les plus
reculés de l'univers, d'entités extraterrestres, les Grands Anciens, cherchant
à rétablir leur ancienne domination sur la Terre. Dans Brume, ces forces
obscures menaçant l'humanité ont été libérées par des expériences scientifiques
réalisées par l'armée à la recherche d'autres mondes et qui ont ouvert une brèche,
« interface entre le monde des humains et un univers inconnu [4]»,
permettant à tout un bestiaire cauchemardesque de franchir une frontière, un
seuil que nul ne pouvait concevoir. Cachées dans le brouillard, ces créatures annoncent
l'apocalypse en semant la terreur dans un arrière-plan indéterminé, sans
limites, impénétrable, pour ensanglanter les rues et les places publiques de
cette ville jusqu'ici sans histoires. Norm (Chris Owen), le magasinier du
centre commercial est l'une de leurs premières victimes. Happé par un flot
grouillant, visqueux et nauséeux de tentacules surgies de ce linceul blanchâtre
comme autant d'appendices musculeux, turgescents et préhenseurs, il lutte de
toutes ses forces contre une force cyclopéenne dont le reste du corps reste
invisible (voir le photogramme). Sa main gauche ensanglantée appelant à l'aide,
son visage grimaçant tordu par la douleur et par une peur indicible composent
une vision d'une humanité en perdition, au bord de l'anéantissement. Tel un boa
constricteur, la créature s'est emparée de sa proie pour ne plus la lâcher avant
qu'elle ne disparaisse dans le brouillard aussi rapidement qu'elle était
apparue. Au-delà de la peur froide et brutale, l'impossibilité de voir ce qui
se déplace dans cette brume donne à toute la séquence une dimension irrationnelle,
pessimiste et mortifère qui se confond avec le tourbillon des malaises oppressants
de Lovecraft. Construit sur le même modèle que La Nuit des morts-vivants
(Night of the Living Dead, George Romero, 1968), le film de Frank
Darabont nous parle d'un groupe d'humains, assiégé par des forces qui les
dépassent, et comme chez Romero, le danger va servir de révélateur des abjections
qui sont en l'Homme lorsqu'il plongé dans une catastrophe devant laquelle la
part sombre, les instincts les plus primaires balayent la raison et le sens
commun. Les monstres ne sont pas forcément ceux que l'on pense.
[1] Voir la chronique L'allégorie chez John
Carpenter.
[2] Le film est inspiré par The Mist,
une nouvelle écrite par Stephen King en 1985. L'auteur a fait de sa terre
natale, le Maine, le décor de l'essentiel de son œuvre.
[3] Providence est une ville du Rhode Island
aux États-Unis où vécut Howard Phillips Lovecraft (1890-1937), célèbre pour ses
récits fantastiques et d'horreur.
[4]
Aux
frontières du voir. Brouillards, brumes et fumées dans les cinémas de genre
de
Stéphane Bex, Éditions Rouge profond, 2020, p.32