Sur ce photogramme, la caméra capte une
vertigineuse aliénation et un jusqu'au-boutisme terrifiant. Alors que Berlin
s'effondre dix mètres au-dessus de sa tête, qu'Hitler vient de se suicider avec
Eva Braun dans une pièce voisine et que les troupes soviétiques se rapprochent
inexorablement du Führerbunker dans lequel elle se trouve avec son mari,
Magdalena Goebbels (Corinna Harfouch) vient de s'assoir à une table, s'est emparée
d'un jeu de cartes qu'elle bat nerveusement pour faire une réussite, tout en
regardant devant elle, de ses yeux vides. Elle vient d'assassiner, quelques
instants plus tôt, ses six enfants en les empoisonnant, alors qu'ils avaient
été endormis à l'aide de somnifères. Incapable d'imaginer une vie après la
chute du IIIe Reich et surtout après la mort de son seigneur et maître auquel
elle vouait une adoration sans limites, cette femme incarne jusqu'au vertige la
soumission à un homme et à une idéologie criminelle. Magdalena Goebbels
présente tous les atours de la grande bourgeoise ayant vécu dans le luxe avec sa
coiffure permanentée, son visage maquillé, ses boucles d'oreilles et son
collier, son tailleur rouge sur chemisier noir qui lui donnent toujours cette distinction
ayant fait les beaux jours des grandes réceptions organisées par le couple
Goebbels. Mais cette élégance et ce luxe vestimentaire tranchent avec la mort
et la folie qui rôdent dans les couloirs austères, froids et humides du bunker
dans lequel elle s'est emmurée avec sa famille. Jusqu'au bout elle reste cette
nazie fanatisée qui place très haut sa fidélité inconditionnelle au
national-socialisme. Lier le destin de ses enfants à la disparition du Reich
n'est que la suite logique de cet enfermement mental qui confine à la folie. Avec
cette froide détermination qui lui a fait commettre l'impensable, l'ex-Première
Dame du IIIe Reich a cette raideur dans la posture, ces traits durs figés, et
ce visage qui, tout en tentant de rester impassible, se couvre néanmoins d'un
voile tragique, sombre et désespéré. Elle est prise dans une spirale infernale qui
ne peut se terminer que par sa mort déjà planifiée à ce moment. Ce fatum suicidaire
et apocalyptique est d'une cruelle ironie pour elle qui se voulait libérée, qui
se permettait de se maquiller - alors que le régime l'interdisait -, qui se
rêvait en icône emblématique de l'Allemagne nazie en aspirant continuellement à
dépasser sa condition de femme dans un régime violemment misogyne, mais qui, au
final, finira réduite à son seul rôle de génitrice, le rôle de la mère parfaite
tant valorisé par la propagande nazie. Cette
aliénation par une idéologie aussi patriarcale faisant d'elle une subalterne et
une mère meurtrière, ne cesse de nous laisser interdits. Dans sa logique
jusqu'au-boutiste et sa course vers l'abîme, nul ne peut ni ne doit lui
survivre. À l'image d'Hitler se retournant contre son peuple en armant, à
partir de 1944, des centaines de milliers d'enfants et de personnes âgées du Volksturm
[1],
Magdalena Goebbels se retourne contre sa propre famille avant de se retourner
contre elle-même. Dans La Chute (Der Untergang, 2004), Oliver
Hirschbiegel, ne nous montre pas comment et pourquoi une femme cultivée et
aisée a pu arriver à une telle extrémité, puisque l'essentiel du film capte les
derniers jours d'Hitler, mais nous oblige – et particulièrement le peuple
allemand - à regarder en face l'emprise tentaculaire et dévastatrice qu'a eu
Hitler sur tous les Allemands face au pouvoir en général et sur l'épouse du
Ministre de la Propagande en particulier dont le comportement conserve une part
insondable de mystère.
[1]
Milice populaire allemande créée en
1944 qui, dans le cadre de la guerre totale décrétée par Goebbels un an plus
tôt, était chargée d'épauler la Wehrmacht dans la défense des villes du IIIe
Reich. Ses membres étaient âgés de 16 à 60 ans.
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