dimanche 6 février 2022

Le train chez Richard Fleischer

 

La mise en scène de Richard Fleischer dans L'Énigme du Chicago Express (Narrow Margin, 1952) est aussi remarquable d'inventivité qu'éblouissante de concision. L'utilisation qu'il fait du cadre est constamment mise au service de la dramaturgie de ce scénario qui se déroule essentiellement dans un train. Un membre du département de police de Los Angeles, Walter Brown (Charles McGraw), est chargé de protéger Madame Neall (Marie Windsor), la veuve d'un chef de la mafia, alors qu'elle prend un train, de la Ville des Vents[1] à la Cité des Anges, pour témoigner devant un grand jury contre le syndicat du crime … mais des tueurs se sont lancés à ses trousses pour l'empêcher de parler. Le photogramme est découpé en trois cadres rectangulaires qui, de gauche à droite, permettent au regard du spectateur de passer de l'un à l'autre. Dans ce compartiment exigu, la dynamique et la tension de l'image proviennent de ce que l'on voit, et surtout de ce que l'on ne voit pas. À gauche du cadre, masquée par la porte d'une armoire qu'elle vient d'ouvrir pour chercher à sortir une arme de son sac à main, Madame Neall est abattue, à bout portant et dans le dos, par Densel (Peter Virgo), un des tueurs qui l'avait enfin localisée dans ce compartiment. Son agonie se lit sur ses doigts, des doigts qui, d'abord crispés sur la tranche de la porte, puis agités par des spasmes comme autant de convulsions et d'appels à l'aide, ne laissent aucun doute sur l'issue fatale de la confrontation. Bien que stylisée, cette mort qui est refusée à notre regard n'en reste pas moins fulgurante, âpre. Derrière Madame Neall, visible dans un miroir, le tueur à gages, un sourire sardonique aux lèvres, tient dans sa main droite le revolver qu'il vient d'utiliser. La fumée de la poudre, encore visible, envahit le compartiment. Le reflet du meurtrier est le point central du plan même s'il n'occupe qu'une toute petite fraction du cadre. Enfin, dans le prolongement du mur, la porte fermée à droite empêche une irruption extérieure qui aurait pu s'avérer salvatrice pour Madame Neall tout en rendant en même temps la fuite impossible de l'intérieur. Dans cette manière de tout rendre intelligible en un seul plan, Richard Fleischer choisit de suggérer plutôt que de dévoiler, de sous-entendre plutôt que d'exposer. Cette épure visuelle, accentuée par l'absence de musique et par une utilisation des couloirs et des compartiments du train comme autant d'espaces labyrinthiques et claustrophobiques, donne à L'Énigme du Chicago Express cette sécheresse et cette nervosité qui siéent à l'univers du film noir en général, et au point de vue sur le monde du réalisateur en particulier. Volontiers misanthrope et sans illusions sur la nature humaine, Richard Fleischer fait de cette atmosphère infectée par la brutalité et la mort, le centre de gravité de nombre de ses films[2]. Jean-Philippe Costes dit à propos du réalisateur que pour « souligner notre inhumanité chronique, il cloître ses héros dans un train de nuit qui symbolise, à lui seul, notre enfermement dans une nature dégradante où le libre arbitre est au mieux un passager clandestin ».[3]



[1] Windy City, le surnom donné à la ville de Chicago

[2] Armored Car Robbery (1950), Violent Saturday (1955), Compulsion (1958), The Boston Strangler (1968), 10 Rillington Place (1971), Soylent Green (1973) ……..

[3] Les subversifs hollywoodiens de Jean-Philippe Costes, Éditions Liber, 2015, p.298






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