La mise en scène de Richard Fleischer dans L'Énigme
du Chicago Express (Narrow Margin, 1952) est aussi remarquable d'inventivité
qu'éblouissante de concision. L'utilisation qu'il fait du cadre est constamment
mise au service de la dramaturgie de ce scénario qui se déroule essentiellement
dans un train. Un membre du département de police de Los Angeles, Walter Brown
(Charles McGraw), est chargé de protéger Madame Neall (Marie Windsor), la veuve
d'un chef de la mafia, alors qu'elle prend un train, de la Ville des Vents[1]
à la Cité des Anges, pour témoigner devant un grand jury contre le syndicat du
crime … mais des tueurs se sont lancés à ses trousses pour l'empêcher de parler.
Le photogramme est découpé en trois cadres rectangulaires qui, de gauche à
droite, permettent au regard du spectateur de passer de l'un à l'autre. Dans ce
compartiment exigu, la dynamique et la tension de l'image proviennent de ce que
l'on voit, et surtout de ce que l'on ne voit pas. À gauche du cadre, masquée
par la porte d'une armoire qu'elle vient d'ouvrir pour chercher à sortir une
arme de son sac à main, Madame Neall est abattue, à bout portant et dans le dos,
par Densel (Peter Virgo), un des tueurs qui l'avait enfin localisée dans ce
compartiment. Son agonie se lit sur ses doigts, des doigts qui, d'abord crispés
sur la tranche de la porte, puis agités par des spasmes comme autant de
convulsions et d'appels à l'aide, ne laissent aucun doute sur l'issue fatale de
la confrontation. Bien que stylisée, cette mort qui est refusée à notre regard
n'en reste pas moins fulgurante, âpre. Derrière Madame Neall, visible dans un
miroir, le tueur à gages, un sourire sardonique aux lèvres, tient dans sa main
droite le revolver qu'il vient d'utiliser. La fumée de la poudre, encore
visible, envahit le compartiment. Le reflet du meurtrier est le point central
du plan même s'il n'occupe qu'une toute petite fraction du cadre. Enfin, dans
le prolongement du mur, la porte fermée à droite empêche une irruption
extérieure qui aurait pu s'avérer salvatrice pour Madame Neall tout en rendant
en même temps la fuite impossible de l'intérieur. Dans cette manière de tout
rendre intelligible en un seul plan, Richard Fleischer choisit de suggérer
plutôt que de dévoiler, de sous-entendre plutôt que d'exposer. Cette épure
visuelle, accentuée par l'absence de musique et par une utilisation des
couloirs et des compartiments du train comme autant d'espaces labyrinthiques et
claustrophobiques, donne à L'Énigme du Chicago Express cette sécheresse
et cette nervosité qui siéent à l'univers du film noir en général, et au point
de vue sur le monde du réalisateur en particulier. Volontiers misanthrope et
sans illusions sur la nature humaine, Richard Fleischer fait de cette
atmosphère infectée par la brutalité et la mort, le centre de gravité de nombre
de ses films[2].
Jean-Philippe Costes dit à propos du réalisateur que pour « souligner notre
inhumanité chronique, il cloître ses héros dans un train de nuit qui symbolise,
à lui seul, notre enfermement dans une nature dégradante où le libre arbitre
est au mieux un passager clandestin ».[3]
dimanche 6 février 2022
Le train chez Richard Fleischer
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