samedi 12 février 2022

La mise à mort chez Pierre Granier-Deferre

 

Pierre Granier-Deferre est un cinéaste remarquable. La Veuve Couderc (1971), Le Train (1973) et Une Étrange affaire (1981) figurent sans l'ombre d'un doute au panthéon du cinéma français. Observant ses contemporains avec l'acuité d'un entomologiste, ses préoccupations et sa vision du monde sous antidépresseurs se devaient de croiser le pessimisme et le fatalisme de l'œuvre de Georges Simenon dont La Veuve Couderc et Le Train sont issus. Avec Pascal Jardin au scénario, La Veuve Couderc ne pouvait être que ce miracle d'équilibre dans lequel la fuite et la marginalité côtoient avec la même puissance la solitude et la tragédie. Pendant l'été 1934, dans une campagne en apparence tranquille, les jours, les heures, les minutes s'égrènent lentement, comme si au-dehors, les soubresauts du 6 février 1934[1], la montée des ligues d'extrême-droite, l'antisémitisme croissant et les scandales Stavisky[2] et Prince[3] n'avaient aucune prise sur les habitudes et le quotidien d'un petit village endormi de France. Ce qui dérange les habitants n'est pas que la France soit de plus en plus gangrenée par le climat délétère des années 30, mais qu'un inconnu, Jean (Alain Delon), ait été recueilli au bord de la route par Tatie, la veuve Couderc (Simone Signoret), et rapidement engagé pour la seconder dans les travaux de la ferme. La solitude de Jean et de Tatie, le premier, jeune mais sans avenir parce qu'évadé de prison, et la seconde plus âgée mais avec un passé et un présent qu'elle ne parvient pas à transcender, explique une mutuelle compréhension puis un rapprochement que les habitants du village n'accepteront pas. L'intrusion de Jean dans cet univers figé, replié sur lui-même, va enclencher les jalousies et les rancoeurs des uns, les haines recuites et les convoitises des autres pour aboutir à la tragédie finale. Dénoncé par la belle-famille de la veuve Couderc, Jean est, au petit matin, pris au piège dans la ferme encerclée par la police et des cavaliers de la garde républicaine mobile. Manifestement influencé par la mise à mort très stylisée de Bonnie et Clyde (Bonnie and Clyde, Arthur Penn, 1967) et des hors-la-loi de la Horde sauvage (The Wild Bunch, Sam Peckinpah, 1969), Pierre Granier-Deferre utilise le ralenti pour décrire la chute d'un corps criblé de balles. Jean surgit d'une porte, acquiert de la vitesse, traverse éperdument la petite cour qui jouxte l'arrière de la ferme et bondit par-dessus le muret pour tenter d'échapper aux tirs nourris de la police que sa sortie désespérée a immédiatement et sans sommation déclenchés (photogramme 1). Touché en plein élan par des dizaines d'impacts, son corps se désarticule sous l'effet du choc, reste quelques secondes suspendu en l'air (photogrammes 2 et 3), puis s'effondre en tournoyant sur lui-même pour s'immobiliser, après un dernier spasme d'agonie, au milieu d'un potager (photogramme 4).  Sous le couvert des arbres en fleurs, quand soudain tout explose, la mort se dilate, semble durer une éternité, organise une chorégraphie tragique qui trouve sa résolution dans cette ultime fuite. À l'instar du final de Butch Cassidy et le Kid (Butch Cassidy and the Sundance Kid, George Roy Hill, 1969), la sortie de Jean s'apparente à un baroud d'honneur moins pour sauver sa vie, qu'il sait à ce moment perdue, que pour préserver Tatie. Si la veulerie, la médiocrité et la cruauté des hommes tiennent beaucoup de Simenon, l'arrière-plan politique - absent du roman - évoqué par touches impressionnistes illustre surtout les souvenirs du scénariste Pascal Jardin, le fils de Jean Jardin, ancien haut-fonctionnaire du cabinet de Pierre Laval, organisateur de la rafle du Vél'd'Hiv' dont le petit-fils Alexandre Jardin dira qu'il fut « aussi influent qu'un René Bousquet, plus décisif qu'un Paul Touvier et infiniment plus central qu'un Maurice Papon »[4].

 



[1] Manifestation antiparlementaire des ligues d'extrême-droite devant la Chambres des députés à Paris. Elle provoque la chute du gouvernement Daladier.

[2] Alexandre Stavisky, un escroc notoire, était lié aux milieux politiques et financiers français. Son corps est retrouvé agonisant dans un chalet à Chamonix le 8 février 1934. Sa mort suspecte sera à l'origine des émeutes du 6 février 1934.

[3] Albert Prince, magistrat au parquet de Paris, enquêtait sur l'affaire Stavisky lorsque son corps attaché sur des rails est découvert déchiqueté le 20 février 1934.

[4] Des gens très bien d'Alexandre Jardin, Grasset, 2011




Aucun commentaire:

Publier un commentaire