jeudi 10 février 2022

Le monte-charge à déchets chez Samuel Fuller

 
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L'immense talent du directeur de la photographie Joe MacDonald n'a jamais été aussi lumineux que lorsqu'il travaillait sur des films en noir et blanc. L'Impasse tragique (The Dark Corner, Henry Hathaway, 1946), La Poursuite infernale (My Darling Clementine, John Ford, 1946), La Dernière rafale (The Street with No Name, William Keighley, 1948) ou La Ville abandonnée (Yellow Sky, William Wellman, 1948) ont tous profité de sa science des éclairages et de sa capacité à jouer de l'ombre et de la lumière comme autant d'éléments constitutifs d'un drame. Le Port de la drogue (Pick Up on South Street, Samuel Fuller, 1953) ne fait pas exception. Son association avec ce cinéaste survolté, alors en pleine ascension, fait merveille. Traqué par la police, Joey (Richard Kiley), un agent communiste chargé de remettre à l'URSS un micro-film classé « secret défense », n'a d'autre ressource, pour sortir d'un appartement transformé en souricière, que de se réfugier dans un monte-charge à déchets dont il a enclenché, au moyen d'une corde, la descente vers le local aux poubelles (photogramme 1). Dans un noir quasi absolu, le plan a la dureté morbide, oppressante et suffocante de l'hallali. Pour le spectateur, il ne s'agit plus de regarder, mais d'épier ce plan rapproché dans ses moindres détails: seul un rayon de lumière, provenant de la cuisine quelques mètres plus haut, éclaire une partie du visage de Joey pour donner toute la mesure de la menace qui l'entoure, des yeux hagards et fiévreux traduisent le trouble violent de celui qui se sent pris au piège dans cette colonne qui répercute aux deux extrémités les voix des policiers tout proches, le rictus formé par sa bouche entrouverte exprime son angoisse et son désarroi, et le doigt fébrile sur la gâchette de son revolver manifeste sa détermination à vendre chèrement sa peau d'autant plus facilement qu'il n'a plus rien à perdre puisque son identité a été dévoilée. Recroquevillé dans une position quasi-foetale, son corps exhalant la peur, occupe l'entièreté du cadre menaçant de tout faire éclater.  Filmé dans une contre-plongée proche de la verticale (un angle de vue que Samuel Fuller affectionne particulièrement), le monte-charge est encore un moyen pour Joey de garder la main sur son destin (photogramme 2). Dans ce décor voilé d'ombres, l'esthétisme de la séquence n'est pas célébré pour lui-même, mais pour mieux souligner le style fullerien gorgé de bouillonnement et de violence, confinant souvent au paroxysme. La dimension anti-communiste du film n'échappe pas au contexte de la Guerre froide, mais reste relative – Samuel Fuller en anarchiste convaincu refusait les messages - puisque ceux qui poursuivent Joey ne sont jamais décrits comme des héros. Néanmoins  il est assez savoureux de noter qu'à la suite des pressions exercées sur la 20th Century Fox par le Parti communiste français, le personnage de Joey a été expurgé de sa dimension politique pour être transformé en trafiquant de drogue. En 1953, pour le PC, associer cet agent communiste à des truands sans foi ni loi ne pouvait décidément pas être recevable. Le titre français Le Port de la drogue et le changement de certains dialogues ont illustré cette manipulation du propos de Samuel Fuller.




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