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L'immense talent du directeur de la photographie Joe
MacDonald n'a jamais été aussi lumineux que lorsqu'il travaillait sur des films en
noir et blanc. L'Impasse tragique (The Dark Corner, Henry
Hathaway, 1946), La Poursuite infernale (My Darling Clementine,
John Ford, 1946), La Dernière rafale (The Street with No Name,
William Keighley, 1948) ou La Ville abandonnée (Yellow Sky,
William Wellman, 1948) ont tous profité de sa science des éclairages et de sa
capacité à jouer de l'ombre et de la lumière comme autant d'éléments
constitutifs d'un drame. Le Port de la drogue (Pick Up on South
Street, Samuel Fuller, 1953) ne fait pas exception. Son association avec ce
cinéaste survolté, alors en pleine ascension, fait merveille. Traqué par la
police, Joey (Richard Kiley), un agent communiste chargé de remettre à l'URSS
un micro-film classé « secret défense », n'a d'autre ressource, pour sortir
d'un appartement transformé en souricière, que de se réfugier dans un
monte-charge à déchets dont il a enclenché, au moyen d'une corde, la descente
vers le local aux poubelles (photogramme 1). Dans un noir quasi absolu, le plan
a la dureté morbide, oppressante et suffocante de l'hallali. Pour le
spectateur, il ne s'agit plus de regarder, mais d'épier ce plan rapproché dans
ses moindres détails: seul un rayon de lumière, provenant de la cuisine quelques
mètres plus haut, éclaire une partie du visage de Joey pour donner toute la
mesure de la menace qui l'entoure, des yeux hagards et fiévreux traduisent le trouble
violent de celui qui se sent pris au piège dans cette colonne qui répercute aux
deux extrémités les voix des policiers tout proches, le rictus formé par sa
bouche entrouverte exprime son angoisse et son désarroi, et le doigt fébrile
sur la gâchette de son revolver manifeste sa détermination à vendre chèrement
sa peau d'autant plus facilement qu'il n'a plus rien à perdre puisque son
identité a été dévoilée. Recroquevillé dans une position quasi-foetale, son
corps exhalant la peur, occupe l'entièreté du cadre menaçant de tout faire
éclater. Filmé dans une contre-plongée
proche de la verticale (un angle de vue que Samuel Fuller affectionne
particulièrement), le monte-charge est encore un moyen pour Joey de garder la
main sur son destin (photogramme 2). Dans ce décor voilé d'ombres, l'esthétisme
de la séquence n'est pas célébré pour lui-même, mais pour mieux souligner le
style fullerien gorgé de bouillonnement et de violence, confinant souvent au
paroxysme. La dimension anti-communiste du film n'échappe pas au contexte de la
Guerre froide, mais reste relative – Samuel Fuller en anarchiste convaincu refusait
les messages - puisque ceux qui poursuivent Joey ne sont jamais décrits comme
des héros. Néanmoins il est assez
savoureux de noter qu'à la suite des pressions exercées sur la 20th Century Fox
par le Parti communiste français, le personnage de Joey a été expurgé de sa
dimension politique pour être transformé en trafiquant de drogue. En 1953, pour
le PC, associer cet agent communiste à des truands sans foi ni loi ne pouvait
décidément pas être recevable. Le titre français Le Port de la drogue et
le changement de certains dialogues ont illustré cette manipulation du propos
de Samuel Fuller.
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