mercredi 10 août 2022

Le visage chez Sergio Leone

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Les très gros plans utilisés au cours du célèbre duel[1] qui clôture Le Bon, la Brute et le Truand (The Good, the Bad and the Ugly, 1966) sont la caractéristique la plus emblématique du style visuel de Sergio Leone, spécificité aussi facilement identifiable que les buttes de Monument Valley pour le cinéma de John Ford. Plus encore, c’est le raccord brutal entre les plans larges magnifiés par le cinémascope et les très gros plans sur les visages ou sur les mains, de préférence proches du colt, voir sur les bottes comme celle de Ramon (Gian Maria Volonte) entrant soudainement dans le champ[2], qui permet de parler de plan-signature. Mais il faut aller au-delà d’une simple esthétique visuelle vampirisant le cadre. Au contraire du western classique hollywoodien, dans lequel les personnages avaient l’habitude d’être écrasés par un espace plus grand qu’eux, parce que considéré avant tout comme une aire d’expansion vide et hostile qu’il fallait domestiquer, les protagonistes des films de  Leone tendent, quant à eux, par la grâce du cadrage et de l’échelle des plans voulus par le réalisateur, à submerger et à faire disparaître le milieu géographique dans lequel ils évoluent pour ne laisser à l’observation du spectateur que l’intimité juxtaposée de leurs tourments émotionnels. Et l’introspection est avant tout ici une question de visages, filmés de la même manière, sur un pied d’égalité, littéralement jetés à la figure. Ceux de Sentenza (Lee Van Cleef, photogramme 1), de Tuco (Eli Wallach, photogramme 2) et de Blondin (Clint Eastwood, photogramme 3) occupent tout le cadre, jusqu’à l’étouffement, pour être autant de mélanges de traits que de pensées mises sous microscope : les yeux effilés de Sentenza, inquiets et particulièrement mobiles, à l’image d’un oiseau de proie -  ou d’une fouine, c’est selon -, s’opposent à ceux de Tuco, carnassiers et écarquillés sur un monde qu’il taille à sa gouaille picaresque, alors que le regard de Blondin, assuré, semble empreint de ce soupçon de compassion qu’il peut éprouver – de temps en temps – pour ses semblables. Ces trognes se fissurent, se crispent, se font voraces ou calculatrices, se drapent dans une volonté d’en finir au rythme scandé d’un montage frénétique, appuyé par la bande-son fiévreuse d’Ennio Morricone. La caméra inquisitrice nous révèle ici, en autant de portraits gargantuesques et d'échanges de regards, tout un monde chaotique et implacable, ou la vie d’un homme ne tient qu’à un battement de cils, un tremblement de paupière ou la dilatation d’une pupille. Ces anti-héros cyniques, irrévérencieux, dénués de toute morale, n’exprimant d’autre loyauté que celle dédiée à l’anarchisme et à la violence, comme pour mieux démythifier le manichéisme romantique du héros westernien traditionnel, font écho à la vision nihiliste de l’humanité qui caractérise l’intégralité de l’œuvre de Sergio Leone.



[1] Sergio Leone parle de « triel » dans Conversations avec Sergio Leone de Noël Simsolo, Stock, 1987, p.130

[2] Pour une poignée de dollars (Per un pugno di dollari, Sergio Leone, 1964)



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