dimanche 10 juillet 2022

Le prédicateur chez Sidney Lumet

 


Dans l’ambiance feutrée d’une pièce plongée dans une semi-obscurité, deux hommes se retrouvent aux deux extrémités d’une table en chêne poli: d’un côté Arthur Jensen (Ned Beatty sur le photogramme), le président de la CCA (Communications Corporation of America), un puissant conglomérat propriétaire de la chaîne UBS  et de l’autre, Howard Beale  (Peter Finch, hors-champ), le présentateur d’une émission de télévision populiste convoqué pour, pense-t-il, être renvoyé à la suite de ses diatribes lancées contre des investisseurs saoudiens désireux d’acheter la chaîne. Dans un monologue glaçant, combinant délire mystique, hystérie et exaltation, c’est tout le contraire que lui livre Jensen : « Vous êtes un vieil homme qui pense en termes de nations et de peuples. Les nations et les peuples n’existent pas. Ni les Russes ! Ni les Arabes ! Ni le Tiers-Monde ! Ni l’Ouest. Il n’existe qu’un système holistique de systèmes. Un système immense, monstrueux, entremêlé, interactif et multivarié, un empire multinational de dollars, les pétrodollars, les électrodollars, les multi-dollars, les marks, les roubles, les livres sterling et les shekels. Le système international monétaire détermine toute la vie sur cette planète. C’est l’ordre naturel des choses aujourd’hui. C’est la structure atomique, subatomique et galactique du monde actuel. Vous êtes sur un écran de 53 cm et hurlez à propos de l’Amérique et de la démocratie, mais l’Amérique n’existe pas et la démocratie non plus. Il n’existe qu’IBM, ITT, AT&T, Dupont, Dow, Union Carbide, Exxon, voilà les nations du monde actuel. Le monde est un collège d’entreprises déterminé inexorablement par les forces immuables du commerce. Le monde est dirigé par l’argent (….) Je vous ai choisi, M. Beale, pour prêcher cet évangile ». « Pourquoi moi ? répond son interlocuteur. « Parce que vous êtes à la télévision, imbécile ! 60 millions de personnes vous écoutent du lundi au vendredi soir » rétorque, d’un ton aussi cynique que méprisant, le président. Ce sermon brûlant pro-capitaliste et mondialiste, prononcé, du haut de sa montagne, par un prédicateur paranoïaque en roue libre (extraordinaire Ned Beatty !), et livré à celui qui doit devenir son nouveau prophète, est au cœur de la satire incendiaire filmée par Sidney Lumet et scénarisée par Paddy Chayefsky. Pour Jensen, dans le meilleur de son monde, cette cosmologie entrepreneuriale organisée autour des grands groupes transnationaux vampirise le nationalisme, les frontières et la démocratie. L’individu n’existe plus, les idéologies sont vidées de leur sens, les droits individuels foulés au pied, seule importe la cupidité des grandes entreprises menant le monde. Et la télévision, selon le point de vue de Sidney Lumet, en est le meilleur vecteur, totalement inféodée à ce capitalisme absolutiste et messianique, uniquement préoccupée par les cotes d’écoute, les parts d’audience, privilégiant la colère et l’émotion en lieu et place de la réflexion et de l’information. Sur le photogramme, Jensen est le point de convergence principal de la scène. Les lignes obliques, matérialisées par les lampes de couleur verte, situées de part et d’autre de la table, orientent notre regard vers celui qui vocifère, cajole, lève les bras pour mieux impressionner son interlocuteur. L’opposition entre l’ombre et la lumière tamisée accentue encore l’atmosphère de complot qui baigne la séquence. Quand Network est sorti en 1976, le contexte était explosif – la défaite du Vietnam, l’inflation, la crise pétrolière, le Watergate et la démission de Richard Nixon, la lutte pour les droits des minorités – mais personne n’imaginait que la réalité d’aujourd’hui allait dépasser la fiction d’hier. Aujourd’hui, le film de Sidney Lumet apparaît comme le portrait brutal d’un cauchemar devenu réalité, normalisé par l’irresponsabilité de certaines chaînes de télévision (Fox News a été lancée vingt ans après !) flattant démagogie, mensonges, populisme et désinformation. À l’heure du contrôle des médias - chaînes d’info en continu et presse - par de grands groupes financiers, tout est monnayable au nom de ce Moloch appelé audimat. Si l’on ajoute à ce paysage audio-visuel les géants de la technologie - les Facebook, Twitter et autres Tik Tok, entretenant avec le réel une relation plutôt distanciée – la sédimentation de tous les sectarismes, des haines recuites, des irrationalités et des dérives identitaires (pas nécessairement dans cet ordre) a désormais pignon sur rue. Après tout, les Jensen de ce monde se prennent pour Dieu et ce n’est que du business. Rien de personnel donc.




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