Dans
l’ambiance feutrée d’une pièce plongée dans une semi-obscurité, deux hommes se retrouvent
aux deux extrémités d’une table en chêne poli: d’un côté Arthur Jensen (Ned
Beatty sur le photogramme), le président de la CCA (Communications Corporation
of America), un puissant conglomérat propriétaire de la chaîne UBS et de l’autre, Howard Beale (Peter Finch, hors-champ), le présentateur
d’une émission de télévision populiste convoqué pour, pense-t-il, être renvoyé
à la suite de ses diatribes lancées contre des investisseurs saoudiens désireux
d’acheter la chaîne. Dans un monologue glaçant, combinant délire mystique,
hystérie et exaltation, c’est tout le contraire que lui livre Jensen : «
Vous êtes un vieil homme qui pense en termes de nations et de peuples. Les
nations et les peuples n’existent pas. Ni les Russes ! Ni les Arabes ! Ni le
Tiers-Monde ! Ni l’Ouest. Il n’existe qu’un système holistique de systèmes. Un
système immense, monstrueux, entremêlé, interactif et multivarié, un empire
multinational de dollars, les pétrodollars, les électrodollars, les multi-dollars,
les marks, les roubles, les livres sterling et les shekels. Le système
international monétaire détermine toute la vie sur cette planète. C’est l’ordre
naturel des choses aujourd’hui. C’est la structure atomique, subatomique et
galactique du monde actuel. Vous êtes sur un écran de 53 cm et hurlez à propos
de l’Amérique et de la démocratie, mais l’Amérique n’existe pas et la
démocratie non plus. Il n’existe qu’IBM, ITT, AT&T, Dupont, Dow, Union
Carbide, Exxon, voilà les nations du monde actuel. Le monde est un collège
d’entreprises déterminé inexorablement par les forces immuables du commerce. Le
monde est dirigé par l’argent (….) Je vous ai choisi, M. Beale, pour prêcher
cet évangile ». « Pourquoi moi ? répond son interlocuteur. « Parce que
vous êtes à la télévision, imbécile ! 60 millions de personnes vous écoutent du
lundi au vendredi soir » rétorque, d’un ton aussi cynique que méprisant, le
président. Ce sermon brûlant pro-capitaliste et mondialiste, prononcé, du haut
de sa montagne, par un prédicateur paranoïaque en roue libre (extraordinaire
Ned Beatty !), et livré à celui qui doit devenir son nouveau prophète, est au
cœur de la satire incendiaire filmée par Sidney Lumet et scénarisée par Paddy
Chayefsky. Pour Jensen, dans le meilleur de son monde, cette cosmologie
entrepreneuriale organisée autour des grands groupes transnationaux vampirise le
nationalisme, les frontières et la démocratie. L’individu n’existe plus, les
idéologies sont vidées de leur sens, les droits individuels foulés au pied,
seule importe la cupidité des grandes entreprises menant le monde. Et la
télévision, selon le point de vue de Sidney Lumet, en est le meilleur vecteur,
totalement inféodée à ce capitalisme absolutiste et messianique, uniquement
préoccupée par les cotes d’écoute, les parts d’audience, privilégiant la colère
et l’émotion en lieu et place de la réflexion et de l’information. Sur le
photogramme, Jensen est le point de convergence principal de la scène. Les
lignes obliques, matérialisées par les lampes de couleur verte, situées de part
et d’autre de la table, orientent notre regard vers celui qui vocifère, cajole,
lève les bras pour mieux impressionner son interlocuteur. L’opposition entre
l’ombre et la lumière tamisée accentue encore l’atmosphère de complot qui
baigne la séquence. Quand Network est sorti en 1976, le contexte était
explosif – la défaite du Vietnam, l’inflation, la crise pétrolière, le
Watergate et la démission de Richard Nixon, la lutte pour les droits des
minorités – mais personne n’imaginait que la réalité d’aujourd’hui allait
dépasser la fiction d’hier. Aujourd’hui, le film de Sidney Lumet apparaît comme
le portrait brutal d’un cauchemar devenu réalité, normalisé par l’irresponsabilité
de certaines chaînes de télévision (Fox News a été lancée vingt ans après !) flattant
démagogie, mensonges, populisme et désinformation. À l’heure du contrôle des
médias - chaînes d’info en continu et presse - par de grands groupes
financiers, tout est monnayable au nom de ce Moloch appelé audimat. Si l’on
ajoute à ce paysage audio-visuel les géants de la technologie - les Facebook,
Twitter et autres Tik Tok, entretenant avec le réel une relation plutôt distanciée –
la sédimentation de tous les sectarismes, des haines recuites, des irrationalités
et des dérives identitaires (pas nécessairement dans cet ordre) a désormais
pignon sur rue. Après tout, les Jensen de ce monde se prennent pour Dieu et ce
n’est que du business. Rien de personnel donc.
Quel article précieux !
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