Rarement un réalisateur aura-t-il mis autant de
lui-même que Charlie Chaplin dans Les Feux de la rampe (Limelight,
Charlie Chaplin, 1952). Il y interprète Calvero, un clown de music-hall
vieillissant dont la popularité s’est perdue au fil des années. Espérant
retrouver un peu de cette gloire d’antan, il tente un ultime retour sur scène, au
cours d’un gala organisé en son honneur par Terry (Claire Bloom), une ballerine
à l’orée de sa carrière, qu’il a sauvée quelques années auparavant du suicide.
Contre toute attente, son spectacle de pantomime est un triomphe. Ce ne sont
plus les quolibets et les railleries qu’il doit affronter, mais l’enthousiasme
et les rires d’un public désormais à nouveau acquis à sa cause. Malheureusement,
au terme d’une pirouette mal contrôlée, il tombe de la scène et s’écrase dans
un tambour d’orchestre. Mortellement blessé, transporté sur un divan de sa loge
aux coulisses pour qu'il puisse voir une dernière fois Terry danser, Calvero meurt
alors que le groupe autour de lui n’a d’yeux que pour la ballerine, hors-champ
(voir le photogramme), à l’exception de son partenaire de scène – sans nom - à gauche du cadre, interprété par Buster
Keaton. Nous y reviendrons. Pour l’instant, la caméra reste en retrait, filmant
pudiquement en plan de demi-ensemble, avec une bouleversante mélancolie et une
tragique amertume, la sortie de scène du clown revenu, un court instant, au
sommet de sa gloire. Son travail terminé, celui-ci peut désormais s’éclipser et
ne plus être sous la lumière des feux de la rampe. C’est la deuxième
fois que le personnage interprété par Charlie Chaplin meurt à l’écran : la
première sous les traits de Monsieur Verdoux[1]
se dirigeant vers la guillotine, si l’on considère ce meurtrier en série comme
« la part obscure du vagabond »[2],
et la deuxième ici en Calvero dans
lequel Chaplin a mis beaucoup du Tramp [3]
moustachu. Dans Les Feux de la rampe, le réalisateur a clairement
imprégné son film de ses propres réflexions sur ces décennies de gloire. Calvero
est, de toute évidence, l’alter-ego d’un Charlot/Charlie Chaplin déchu, ayant
diverti toute sa vie un public – particulièrement américain - qui a fini par
l’abandonner à la fin des années quarante. En 1952, l’étoile de Chaplin ne
brille plus au firmament d’Hollywood. Il se trouve dans ses années
crépusculaires, tourmenté par une Amérique réactionnaire et paranoïaque,
triplement pléonastique : puritaine, conservatrice et maccarthyste. En
pleine guerre froide, les puissants zélateurs de la HUAC[4]
lui reprochent ses sympathies communistes et son refus de prendre la
citoyenneté américaine, alors que les ligues de vertu et la presse à scandale ne
lui pardonnent pas ses démêlés matrimoniaux et sentimentaux. Son prix
international de la paix, décerné un an plus tard par le Conseil mondial de la
paix d’obédience communiste, ne fera qu’accentuer le divorce. La sortie de
scène de Calvero métaphorise donc tout autant la mort de Charlot que le départ inévitable
de Charlie Chaplin des États-Unis, une sortie qu’il veut faire selon ses
propres termes, comme un pied de nez à tous ses détracteurs, en renouant de
façon nostalgique avec son passé[5].
Est-ce à un autre exil, cette fois-ci intérieur, que Buster Keaton, cet autre
grand artiste du burlesque américain, a dû penser à cet instant ? Depuis le
début des années 30, l’ancien acteur, réalisateur, scénariste et producteur a déjà
disparu des studios et des projecteurs. Dépressif, alcoolique et ruiné, il est
néanmoins engagé par Charlie Chaplin pour l’accompagner dans son numéro –
exceptionnel - de pantomime. Se tenant
en retrait du groupe, il regarde Calvero mourir (voir le photogramme) avec ce
visage impassible qui fit sa notoriété – l’homme qui ne riait jamais - dans
les années 20, mais qui parvient malgré tout à exsuder un profond désarroi et
un sentiment de solitude, probablement encore exacerbé par le souvenir de ce
que fut, à l’instar d’un Calvero, sa gloire d’antan. Les Feux de la rampe
aurait dû (pu ?) être le dernier de la filmographie de Charlie Chaplin. En
septembre 1952, sur le bateau qui l’emmène à Londres pour la première du film,
il apprend que son visa a été révoqué par le procureur général des États-Unis,
lui interdisant ainsi tout retour. Chaplin prend alors la décision de
s’installer définitivement en Europe où il tournera encore Un roi à New-York
(A King in New-York, 1957) et La Comtesse de Hong-Kong (A
Countess from Hong-Kong, 1967).
[1] Monsieur Verdoux (Charlie Chaplin, 1947)
[2] Charlie Chaplin, Jérome Larcher,
Les Cahiers du cinéma, Collections les grands cinéastes, 2007, p.76
[3]
The Tramp, le clochard, surnom
attribué à Charlot depuis le court-métrage The Tramp (1915)
[4]
House Un-American Activities
Committee ou Comité parlementaire sur les activités antiaméricaines (1938
-1975) chargé d’enquêter sur les communistes réels ou supposés et leur
influence au sein de la société des États-Unis.
[5]
L’action de Limelight se passe
en 1914 dans un Londres reconstitué dans les studios d’Hollywood, soit exactement l’époque où il a quitté
la capitale de l’Angleterre pour aller aux Etats-Unis et entamer la carrière
qu’on lui connaît.
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