jeudi 23 juin 2022

L'obsolète chez William Wyler

 
1

2
En 1945, trois vétérans américains fraîchement démobilisés – Homer Parrish (Harold Russell), un marin de l’US Navy, Fred Derry (Dana Andrews), un capitaine de l’USSAF, membre d’un équipage de bombardier et Al Stephenson (Fredric March), un sergent de l’armée de terre – rentrent chez eux, à Boone City, quelque part dans le Midwest des États-Unis. Dans Les Plus belles années de notre vie (The Best Years of Our Lives, 1946), aux antipodes des films patriotiques et héroïques qui ont jalonné la guerre, William Wyler filme avec un humanisme et un lyrisme douloureux, non pas le retour de trois guerriers auréolés de leur victoire sur le Japon et l’Allemagne mais des hommes en proie au doute et au questionnement, appréhendant les changements survenus dans leur pays durant leur absence. À leur arrivée, ils ne peuvent que constater que la ville a grandi sans eux et réalisent que l’adaptation à leur nouvelle vie civile, y compris et surtout vis-à-vis de leurs proches, ne se fera pas sans heurts. Souffrant de stress post-traumatique lié aux combats aériens qu’il a livrés dans le ciel européen, Fred Derry cherche à exorciser ses angoisses en arpentant le cimetière d’aéronefs retirés du service de Boone City (voir les deux photogrammes). Son errance au milieu de ces carcasses d’avions exprime sa lassitude, sa désillusion et sa colère de ne pas retrouver une place à la hauteur de son grade de capitaine et de sa bravoure au combat pour laquelle il a reçu une distinction. Il y a peu, Fred était encore à bord d’un de ces avions, en mission au-dessus de l’Allemagne, et se sent désormais comme eux, les ailes coupées, aussi obsolète que ces amas de métaux, ces vieux équipements dépassés, voués au démontage et à la dislocation. Alors que Fred déambule dans cet ossuaire à la recherche de son bombardier, les rangées d’hélices et de moteurs posés à même le sol (photogramme 1), les avions de chasse aux cockpits décapités, aux fuselages et aux empennages dérisoirement dressés vers le ciel (photogrammes 2) offrent un visage de désolation, mais qui paradoxalement ramène l’ancien aviateur vers un temps où son existence avait un sens en dépit des cicatrices que la guerre lui a infligées. Cette mémoire meurtrie percute de plein fouet son incapacité à se réinsérer dans cette société qu’il ne comprend plus. Dans le propos de William Wyler, l’incroyable modernité du film, tourné en 1946, tient tout autant dans le refus de mythifier la guerre et la victoire des États-Unis que dans le rejet de l’idéalisme du rêve américain pourtant en train de se construire dans l’immédiat après-guerre[1]. Fred Derry incarne le mal-être de ces nombreux démobilisés évoluant dans un clair-obscur confus et mélancolique très éloigné de la rationalité capitaliste et de son corollaire, la réussite individuelle. C’est sans aucun doute pour cela que le président de la sinistre HUAC[2], John Parnell Thomas, qualifia, en 1947, le film de propagande communiste. Bien avant Voyage au bout de l’enfer (The Deer Hunter, Michael Cimino, 1978), Le Retour (Coming Home, Hal Ashby, 1978) ou encore Né un 4 juillet (Born on the 4th of July, Oliver Stone, 1989), le retour difficile des vétérans touche à l’intime pour s'ouvrir à l’universel, quelles que soient les guerres, quelles que soient les époques.



[1] Un autre film, C’étaient des hommes (The Men, Fred Zinnemann, 1950) évoquera le retour difficile des blessés de guerre.

[2] The House of Un-American Activities Committee ou le Comité parlementaire sur les activités antiaméricaines, chargé d’enquêter dès 1946 sur les communistes réels ou supposés aux États-Unis.




Aucun commentaire:

Publier un commentaire