samedi 27 août 2022

L'anti-Tara chez Richard Fleischer



La cohérence du photogramme se situe dans le lien existant entre un propriétaire d’esclaves Warren Maxwell (James Mason) et sa maison derrière lui. Dans une lumière grise à travers laquelle suinte la chaleur et l’humidité de la Louisiane, Maxwell, perclus de rhumatismes, avance à l’aide de sa canne, à petits pas mesurés et d’une démarche boitillante, sur une allée de pavés. De part et d’autre de ce chemin formant une ligne de fuite vers la porte ouverte sur un vestibule traversant de part en part la maison, la pelouse est envahie par les mauvaises herbes, les ronces et les arbustes formant un fouillis végétal que nulle main ne cherche plus à démêler depuis fort longtemps. La vaste habitation, au second plan, décrépite, flétrie, comme abandonnée, posée tel un mausolée dans un cimetière, n’est plus que l’ombre d’elle-même. À l’image de la peinture écaillée du balcon, des colonnes lépreuses qui le soutiennent, des murs dont le crépi laiteux a disparu sous le double effet des intempéries et de l’absence de rénovations, toute la demeure n’offre qu’une image de désolation et de putrescence. Ce sentiment de dégénérescence matérialise directement l’état mental dépravé de son propriétaire. En effet, Warren Maxwell est à Scarlett O’Hara (Vivien Leigh) ce que Falconhurst, la plantation louisianaise du premier est à Tara, la grande plantation de coton géorgienne de la deuxième[1] : un double inversé, un miroir déformé, un contrechamp perverti. Le propriétaire vient de sortir du vestibule de sa demeure pour vendre à un trafiquant de bois d’ébène quelques-uns de ses esclaves. Avec son col blanc, sa cravate, son pantalon en coton, le corps recouvert par un manteau qui lui tombe jusqu’aux genoux et un chapeau à bord ondulé pour couronner le tout, il aurait pu être pris pour un notaire ou un banquier en visite. Mais il s’agit bien d’un planteur dont la claudication n’est que le symptôme extérieur d’un déséquilibre moral. Derrière son regard indifférent, son racisme institutionnalisé et cette conviction qu’il reste, en dépit des apparences, un gentleman sudiste au sommet de la hiérarchie raciale, se profile toute une vie de petit Blanc lyncheur, brutal, adepte des coups de fouet et des chiens lancés aux trousses des fugitifs, tout à la fois juge et bourreau, et qui ne se rend pas compte que son absolutisme n’est qu’un paravent lui permettant d’occulter sa propre médiocrité. À la mythologie du Vieux Sud, à ses grandes propriétés paradisiaques et flamboyantes entretenues par des esclaves souriants et heureux de satisfaire des maîtres au paternalisme triomphant, Richard Fleischer oppose dans Mandingo (1975) le réalisme sordide d’une plantation plus proche d’un camp de concentration que de Tara, et représentative de la cruauté du système esclavagiste qui sévit dans la touffeur humide des champs de coton et de canne à sucre du sud des États-Unis avant la guerre de Sécession. Produit par la Dino De Laurentiis Compagny et distribué par un grand studio – la Paramount - à une époque – le Nouvel Hollywood - où tout était possible sur un écran de cinéma, Mandingo, bien avant Django Unchained (Quentin Tarantino, 2012), Twelve Years a Slave (Steve McQueen, 2013) ou Naissance d’une nation (The Birth of a Nation, Nate Parker, 2017), vitriolise les films de plantations comme L’Insoumise (Jezebel, William Wyler, 1938), L’Arbre de vie (Raintree County, Edward Dmytryk, 1958)  et bien sûr le plus célèbre d’entre eux Autant en emporte le vent. La scène de cette vente d’esclaves, comme autant de bêtes de somme, suggère d’une manière totalement subversive que les États-Unis ne sont pas seulement nés sur les champs de bataille pour l’indépendance ou sur ceux de la guerre civile, mais aussi sur les plantations de coton dans lesquelles un patriarcat blanc a imposé un capitalisme sauvage fondé sur un système d’exploitation et d’asservissement. Enfin, le personnage de Maxwell et le système qu’il représente posent clairement la question universelle de la coercition sociale. Des esclaves de l’Égypte antique aux ouvriers s’échinant, de nos jours, dans les mines brésiliennes, en passant par les plantations de coton du sud des États-Unis au XIXe siècle, l’histoire est pavée des larmes, de la sueur et du sang d’hommes, de femmes et d’enfants réduits au rang de marchandises taillables, corvéables et jetables à merci, montrant ainsi que l’esclavage n’est pas un désordre temporaire de la nature humaine, mais une matérialisation sans cesse renouvelée de la volonté de domination et de puissance que des hommes peuvent exercer sur leurs semblables. Rarement aura-t-on vu sur l’esclavage un miroir plus juste et plus traumatisant que celui tendu par Mandingo.



[1] Autant en emporte le vent (Gone with the Wind, Victor Fleming, 1939)




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