Utah, 1898 : un cavalier, surgi de nulle part,
avance lentement et avec difficulté, à travers une immensité neigeuse
transformée en un épais manteau blanc ondulant, immaculé. Il est entré par la
droite du cadre, comme par effraction, avec prudence, souillant par sa présence
et les traces qu’il laisse derrière lui, un territoire jusque-là figé dans sa
pureté et sa froide monotonie. Comme dans les mauvais rêves, le temps paraît
suspendu et la silhouette menace d’être submergée par cet univers de glace.
L’absence d’horizon, de lignes de fuite, de repères, la disproportion entre la
place réduite du personnage et la vastitude de blanc qui l’enferme font de cet
espace un huis clos à ciel ouvert, un espace dans lequel l’œil se perd, juste
au-dessus du sol et au-dessous du ciel, étouffant dans son atmosphère
cotonneuse, inquiétant par les morsures que l’air froid fait subir à celui qui
le traverse. Les chutes de neige des journées précédentes ont rendu le sol
invisible, mais rien ne semble troubler le sens de l’orientation du cavalier
qui suit en ligne droite un itinéraire connu de lui seul. Le surgissement de
cet homme (Jean-Louis Trintignant) donne au plan sa puissance narrative et une
forte valeur indicative que la musique d’Ennio Morricone, lancinante,
minimaliste et feutrée comme des flocons de neige portés par le vent, tend
encore à accentuer : à l’instar de l’apparition de Django portant sur son
dos une selle tout en traînant, sur un chemin boueux, un cercueil[1],
la mort est en marche dans cette solitude glacée. Ce personnage mystérieux qui accapare
toute l’attention, nous est montré comme un prédateur, un oiseau de proie.
Revêtu de noir et emmitouflé dans une cape lui couvrant tout le corps, trop
éloigné pour que nous puissions distinguer son visage, ne formant qu’un avec sa
monture, nous le devinons, sans attache, itinérant, attentif à tout ce qui
bouge, déterminé à affronter, l’arme au poing, les périls qui se dressent sur
sa route. Cette apparition exsude une atmosphère sinistre et oppressante pour
donner au plan une dimension fantasmagorique et justifier ce dialogue ultérieur
concernant son habileté avec une arme à feu: « Pour être aussi rapide, il
faut être le Diable ». « Qui est-ce qui t’a dit que ce n’était pas le
Diable ? ». Depuis les premiers plans du film, nous savons qu’il y a au
même moment un hors-champ, comme un signe annonciateur de la violence à venir,
constitué de trois paires d’yeux sombres et pénétrants perçant les
broussailles, scrutant en contrebas la silhouette noire qui se détache
nettement dans cette lumière spectrale. Dans Le Grand Silence (Il
Grande Silenzio, 1968), le réalisateur italien Sergio Corbucci inverse les
codes du western, une forme d’art fondamentalement américain: au désert de
sable brûlant, il préfère le désert de glace, aux chevauchées fougueuses, des
chevaux au pas avec de la neige jusqu’aux genoux, aux ciels bleus immenses, des
ciels obscurcis par les tempêtes hivernales et le brouillard. L’Ouest de
Corbucci est figé, marmoréen, un enfer blanc aux antipodes des prairies d’un
George Stevens ou d’un Anthony Mann. Mais Corbucci va encore plus loin:
privilégiant un ascétisme visuel, il subvertit le western en mettant en scène
ici l’invisibilité du paysage de l’Ouest américain pourtant traditionnellement
considéré comme le réceptacle d’un enracinement progressif de la civilisation
au détriment du monde sauvage. Ici, rien de tout cela. L’hiver modifie les
paysages jusqu’à les faire disparaître en rétrécissant le monde devenu passif
pour mieux mettre à nu la barbarie des hommes qui le peuplent. Seuls comptent
désormais la brutalité, la survie, la mort et le nihilisme. Cette dimension
crépusculaire et désespérée donne toute sa puissance à ce film qui mêle le sang
à la neige. En dépit de leur rareté, les
westerns hivernaux ont malgré tout su, avant et après Le Grand Silence,
défier la logique du genre: de Les Bannis de la sierra (The Outcasts
of Poker Flat, Joseph M. Newman, 1952) à John McCabe (McCabe and
Mrs Miller, Robert Altman, 1971) en passant par Track of the Cat
(William A. Wellman, 1954) et surtout La Chevauchée des bannis (Day
of the Outlaw, André de Toth, 1959), la neige matérialise la solitude et
l’isolement pour mieux amplifier les passions humaines. Aucun de ces westerns américains
– à l’exception peut-être de John McCabe - n’atteindra néanmoins ce
vertigineux degré de noirceur que Le Grand Silence révèle. Quentin
Tarantino saura se le rappeler lorsqu’il tournera Django déchaîné (Django
Unchained, 2012) et Les 8 Salopards (The Hateful Eight,
2015), directement influencés par le cinéma de Sergio Corbucci et auxquels Django
pour le premier et Le Grand Silence pour le second serviront de matrice.
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